Chapitre précédent - Plan - Suite
(39) Le roi Mathias Ier

 

 

MMathias se levait à six heures du matin. Autrement, il n’arrivait pas à faire son travail. Il avait modifié son emploi du temps de la journée de manière à étudier pendant deux heures quotidiennement. Les sessions parlementaires s’ajoutèrent et, outre la lecture des lettres, il devait lire deux journaux : le journal des adultes, et le journal des enfants, pour savoir ce qui se passait dans tout son État.

Aussi, quand un certain matin à huit heures on n’entendit aucun bruit venant de la chambre à coucher royale, on s’inquiéta sérieusement au Palais.

— Mathias doit être malade.

— Je le pense aussi. Depuis longtemps on pouvait s’y attendre.

— Aucun des rois adultes ne travaille autant que lui.

— Il était dernièrement très amaigri. Il ne mangeait presque rien.

— On ne pouvait lui faire aucune remarque, il se met tait aussitôt en colère.

— Oui, il était très impatient ces derniers temps.

Le mieux était d’appeler le médecin.

Effrayé, le docteur arriva, et sans se faire annoncer, sans même frapper à la porte, sans quitter son pardessus, entra en coup de vent dans la chambre à coucher royale.

Mathias s’éveilla, frotta ses yeux et demanda inquiet :

— Qu’est-il arrivé ? Quelle heure est-il donc ?

Le docteur, sans aucun préambule, commença très vite à parler, il avait peur que Mathias l’interrompît.

— Mon cher Mathias bien aimé, mon gentil enfant, je te connais depuis le berceau. Je suis vieux, ma propre vie m’importe peu. Ordonne de me pendre, de me fusiller, de me mettre en prison, tout cela m’est égal. Ton père en mourant t’a confié à ma tutelle. Je ne te permettrai pas de quitter le lit, et basta ! Quiconque viendra t’importuner, j’ordonne de le jeter en bas de l’escalier… Mathias, tu veux en une année faire ce que les autres rois accomplissent en vingt ans. Cela ne se peut pas. Regarde la mine que tu as, ce n’est pas celle d’un roi, mais celle de l’enfant du dernier mendiant. Si le Préfet de Police a perdu du poids, il était obèse, c’était même salutaire pour lui. Mais toi, Mathias, tu as maigri, et tu grandis. Tu prends soin de tous les enfants. Demain, vont partir pour la campagne vingt mille enfants. Pourquoi dois-tu dépérir ? Regarde-toi, pour moi-même c’est une grande honte, que moi un vieux maladroit…

Et le docteur présenta un miroir à Mathias.

— Alors, regarde, Mathias, regarde.

Le vieux médecin se mit à pleurer.

Mathias prit la glace. C’était vrai. Il était blanc comme du papier, avec les lèvres pâles, les yeux cernés et tristes, le cou long et maigre.

— Tu tomberas malade et tu mourras, disait le docteur en pleurant. Tu n’achèveras pas ton œuvre. Tu es déjà malade.

Mathias posa le miroir et ferma à demi les yeux. Il lui était étrangement agréable de remarquer que le docteur ne l’avait pas une seule fois appelé « roi », qu’il ne lui permettait pas de se lever du lit et qu’il ordonnerait de jeter en bas de l’escalier quiconque voudrait avoir affaire à lui.

« Que c’est bon d’être malade ! » pensait Mathias, et il s’étendit à son aise dans le lit.

Mathias croyait qu’il était seulement fatigué, qu’à cause de cela il n’avait pas envie de manger, malgré la sensation de faim ; qu’à cause de cela aussi il ne pouvait pas s’endormir le soir, et que la nuit il avait des rêves désagréables. Il avait rêvé que les rois noirs se jetaient sur les enfants et les mangeaient ; qu’une pluie de feu tombait sur sa tête, l’ébouillantait et le brûlait, ou bien qu’on lui coupait les deux pieds et qu’on lui crevait un œil, ou encore qu’il restait assis dans le puits, condamné à mourir de faim.

Souvent la tête lui faisait mal, et à la leçon il ne comprenait rien, au point qu’il avait honte devant Stani, Hélène et surtout devant Klu-Klu, la petite Noire. Celle-ci, après trois semaines d’études, lisait toute seule le journal, écrivait une dictée, et savait indiquer sur la carte le chemin de la capitale de Mathias jusqu’à l’État de son père Bum-Drum.

— Que fait-on lorsque le roi est malade ? Qui gouverne à ce moment ? demanda Mathias à voix basse.

— En principe, en été, les Parlements sont en vacances. Il y a de l’argent, il faut seulement le transporter. Nous avons un port, il y a des navires… Les immeubles sont construits dans les forêts. Les fonctionnaires et les ministres accompliront le reste. Comme cela Mathias ira se reposer deux mois.

— Je devrais pourtant aller voir le port que je viens de recevoir. Je devrais inspecter les navires.

— Je ne le permets pas. Mathias sera remplacé, parfaitement, par le ministre du Commerce et le président des ministres.

— Je devrais être présent aux manœuvres.

— Le ministre des Armées sera présent.

— Et les lettres des enfants ?

— Félix les lira.

Mathias soupira. Il n’est pas facile d’accepter d’être remplacé, quand on a pris l’habitude de régler tout soi-même. Mais réellement il n’avait plus de forces.

On lui apporta son petit-déjeuner au lit. Puis la petite Klu-Klu raconta à Mathias de merveilleux contes noirs. Ensuite, il joua avec le pantin qu’il aimait beaucoup, puis il regarda des images comiques dans des livres pour enfants.

On apporta une omelette de trois œufs, un verre de lait chaud, un petit pain avec du beurre frais pour que Mathias mangeât dans son lit. C’est après tout cela que le docteur lui permit de s’habiller et de s’asseoir sur le balcon dans un confortable fauteuil.

Mathias resta assis, il se reposait et ne pensait plus à rien. Il n’avait aucun souci, ne craignait rien. Personne n’avait aucune affaire à discuter avec lui, ni ministre, ni maître des cérémonies, ni journaliste, personne, personne ! Mathias, assis, écoutait les oiseaux qui chantaient joliment dans le parc. Il écoutait si attentivement qu’il s’assoupit et dormit jusqu’au dîner.

— Maintenant, nous allons prendre le « petit dîner », dit le docteur en souriant. Après le repas, nous parcourrons le parc dans le petit cabriolet, puis sieste ; ensuite, bain et au lit. Dodo, pour dormir. Puis, le souper, et encore dormir.

Maintenant, Mathias dormait, il dormait volontiers, et rarement rêvait de choses pénibles.

Il mangeait davantage, et en trois jours il grossit de trois livres[1].

— Oui, c’est bien, se réjouissait le docteur. Dans une semaine, si cela marche ainsi, j’appellerai Mathias de nouveau « Sa Majesté Royale ». Mais, pour l’instant, ce n’est pas le roi, rien que de la peau et des os, un orphelin amaigri qui a pris soin du monde entier, mais dont personne ne s’occupe, car il n’a pas de maman.

Après une semaine, le docteur lui présenta un miroir.

— Maintenant, tu es presque redevenu un roi, pas vrai ?

— Pas encore ! répondit Mathias, pour qui était étrangement agréable ce ton câlin du docteur.

Et il lui plaisait qu’on le traitât en enfant et qu’on ne l’appelât pas « Majesté Royale ».

Mathias était de nouveau plein de vigueur et gai, et c’est avec beaucoup de mal que le docteur l’envoyait au lit pour quelques heures.

Qu’écrivait-on dans les journaux ? On y écrivait que le roi Mathias était malade. Comme tous les enfants de son État, il partait le lendemain pour la campagne où il devait passer tout l’été et reprendre des forces.

— Demain ? dit Mathias tout réjoui.

— Oui, demain à midi.

— Qui part avec moi ?

— Eh bien, moi, le capitaine avec ses enfants et certainement Klu-Klu. Que ferait-elle ici toute seule ?

— Oui, cela se comprend, Klu-Klu est obligée de partir avec nous.

Mathias, avant de partir, signa deux documents :

  1. Le président des ministres le remplacerait pour les affaires concernant les citoyens adultes.
  2. Félix pour toutes les questions concernant les enfants.

Durant deux semaines, Mathias ne fit rien, il joua seulement. Klu-Klu dirigeait les divertissements. Chasses variées, expéditions guerrières. Elle construisait merveilleusement bien des huttes avec des branchages, elle leur apprit comment exécuter cela. Certains jeux se déroulaient à terre, d’autres dans les arbres.

Klu-Klu, au début de son séjour, ne savait pas marcher avec des chaussures.

— Quelle coutume sauvage, se plaignait-elle, de porter aux pieds un « vêtement ». La robe la mettait en colère. « Pourquoi les garçons, chez vous, s’habillent-ils autrement que les filles ? C’est une habitude tout à fait sauvage. C’est à cause de cela que les fillettes ici sont si maladroites. On ne peut ni grimper sur un arbre, ni sauter par-dessus une haie. Toujours la maudite robe reste accrochée et gêne.

— Certainement Klu-Klu, tu grimpes sur les arbres mieux que nos garçons de la campagne, sans parler naturellement de Mathias et de Stani.

— Est-ce que ce sont des arbres, disait en riant Klu-Klu ? Ce que vous appelez arbres, c’est tout juste des arbustes, bons pour des enfants de deux ans, mais non pour moi qui suis une grande fille.

Un jour les enfants admiraient comme un écureuil sautait adroitement d’un arbre à l’autre.

— Je sais faire cela ! dit vivement Klu-Klu, et avant que Mathias, Stani et Hélène aient eu le temps de comprendre ce qu’elle voulait faire, Klu-Klu ôta sa robe et ses sandales, sauta derrière l’écureuil et la course commença.

L’écureuil sautait d’une branche à l’autre, Klu-Klu bondissait derrière lui. L’écureuil s’élançait d’un arbre à l’autre, Klu-Klu le suivait. La poursuite dura au moins cinq minutes, jusqu’à ce que l’écureuil fatigué sautât à terre, Klu-Klu derrière lui. Les enfants pensaient bien qu’elle allait se tuer, mais elle descendit si adroitement, saisissant ou repoussant les branches, qu’elle tomba sur les mains en tenant l’écureuil.

Elle l’avait attrapé par le cou ; ainsi l’écureuil ne pourrait pas la mordre.

— Est-ce que c’est un animal très venimeux, votre singe du nord ? demanda Klu-Klu.

— Pas du tout. Il n’y a chez nous que les vipères qui soient venimeuses.

Klu-Klu, en détail, demanda quel était l’aspect de la vipère ; attentivement elle regarda son image et s’en alla au bois. Toute la journée, on chercha Klu-Klu. Elle n’était pas là. Enfin, le soir, elle revint, les cheveux ébouriffés, égratignée et affamée, mais dans un pot en verre elle rapportait trois vipères vivantes.

— Comment les as-tu attrapées ? demanda Mathias stupéfait.

— De la même façon qu’on attrape tous les serpents venimeux, répondit simplement Klu-Klu.

Les enfants du village craignaient Klu-Klu au début de son séjour, mais par la suite, ils l’estimèrent et l’aimèrent beaucoup. Quoique fille, elle était toujours la première parmi les garçons.

— Chez elle, mon Dieu, comment doivent être les garçons ? se disaient-ils.

— Ils sont comme les filles, pas meilleurs, expliquait Klu-Klu.

C’est seulement chez les Blancs que les fillettes portent des cheveux longs et des robes. À cause de cela, elles ne peuvent rien faire.


Avant
- Plan - Suite

 

 

 

Notes

[1] Mesure de poids toujours en usage mais uniquement dans le commerce. 1 livre = 500 gr.

 

roi-mathias.fr | macius.fr - Association Française Janusz Korczak (AFJK)
Tous droits réservés, Paris 2004.
01/09/2004 - Revu le : 2/09/04