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(38) Le roi Mathias Ier

 

 

Il se passa une chose inouïe. La fille de Bum-Drum, la petite et vaillante Klu-Klu, arriva chez Mathias dans une cage, avec des singes.

Cela s’était passé ainsi.

Le jardin zoologique était tout à fait terminé. Chaque animal était dans sa cage. Le mercredi devait avoir lieu l’inauguration solennelle du jardin et le jeudi les enfants pourraient y jouer librement. Il devait arriver encore une caisse avec trois singes d’une espèce très rare qu’aucun roi blanc ne possédait encore dans son parc.

On devait déballer cette caisse pendant les festivités. On l’ouvrit de manière que, au premier saut, les singes se trouvassent dans leur cage.

Tous attendaient et regardaient. Dès qu’une planche fut enlevée, le premier singe aussitôt sauta dans la cage ; ensuite, le deuxième en fit autant. Mais le troisième se fit attendre. On écarta un peu la caisse du portillon de la cage, et à ce moment s’élança la petite Klu-Klu. Elle se jeta aux pieds de Bum-Drum, en lui disant quelque chose en son langage.

Bum-Drum se mit terriblement en colère et bien qu’il ne fût plus un sauvage, il voulait donner un coup de pied à la désobéissante Klu-Klu, mais Mathias prit sa défense.

Klu-Klu a mal agi en s’évadant de la maison. Elle a très mal agi, ayant ouvert la caisse, d’avoir libéré un singe et prit sa place[T1]. Mais elle avait déjà subi sa punition, car même pour une enfant noire, voyager six semaines dans une caisse en compagnie de singes n’est pas une situation particulièrement agréable. Et Klu-Klu n’était pas une enfant ordinaire, mais elle était habituée au confort comme fille de roi.

Dans la caisse, elle n’avait pas les mêmes commodités que les singes, elle ne pouvait pas s’approcher du guichet de la caisse pour recevoir de la nourriture, elle avait peur qu’on la découvrît et qu’on la renvoyât à la maison.

— Roi Bum-Drum ! Mon ami, dit Mathias ému, tu peux être fier de ta fille, car aucune fillette, ni aucun garçon blanc n’auraient fait quelque chose de semblable.

— Je peux te faire cadeau de cette turbulente fillette que tu défends si bien, dit Bum-Drum furieux.

— Bien ! consentit Mathias, qu’elle reste dans mon palais, qu’elle étudie, et quand elle deviendra reine elle sera parmi les Noirs une réformatrice, tout comme moi qui suis le Roi-Réformateur parmi les Blancs.

Chose étrange, une heure après cette aventure, Klu-Klu se comportait comme si elle était là depuis très longtemps.

Quand le vieux professeur qui connaissait cinquante langues s’adressa à elle dans sa langue et lui expliqua ce que voulait faire d’elle Mathias, elle répondit tout de suite :

— J’ai pensé la même chose, mon Professeur adoré, mon Lion, mon Crocodile, seulement commencez tout de suite à m’apprendre votre langue, car autrement je ne peux dire ce que je pense. J’ai de grands projets et je n’aime ni attendre ni remettre.

Il apparut que Klu-Klu connaissait déjà cent douze mots européens qu’elle avait appris pendant le séjour de Mathias en Afrique.

— C’était pourtant extraordinaire, s’étonnait le Professeur, de voir à quel point cette petite était douée et avait une mémoire fidèle.

Klu-Klu se souvenait non seulement des mots, mais aussi de l’endroit où elle les avait appris et de qui elle les tenait. Il s’avéra que, restant dans la cage avec les singes, elle avait appris ainsi de nombreux mots des marins.

— Il faut oublier ces vilains mots, disait le Professeur, et d’où tu les connais, à moins que tu ne comprennes pas ce qu’ils signifient.

— Ces trois mots, le portefaix les a dits quand il posa la cage sur son dos, dit Klu-Klu. Ces quatre mots, il les proféra quand il a trébuché et qu’il est presque tombé à la renverse ; ainsi parlait le batelier lorsqu’il nous a donné à manger. Ainsi s’exclamaient les marins pris de boisson.

— C’est triste, ma Klu-Klu, de penser que c’est avec de tels mots que les Blancs t’ont accueillie, dit le Professeur. Tu dois les oublier très vite. Nous, les Blancs, nous savons parler gentiment. Très volontiers, je vais t’instruire, ma gentille, vaillante et pauvre Klu-Klu.

Jusqu’à la fin des festivités, Klu-Klu fut au premier plan. À toutes les devantures les photographies de Klu-Klu étaient les plus nombreuses. Les garçons criaient le plus fort et lançaient le plus haut possible leur casquette en guise d’acclamation, lorsque Klu-Klu apparaissait en voiture. Lorsque, au cours de l’ouverture du Parlement des enfants, Klu-Klu dit en langue européenne :

— Au nom de mes compatriotes noirs, les enfants noirs, je salue ce premier Parlement des enfants.

Un tonnerre d’applaudissements éclata et un enthousiasme bruyant se déchaîna. Félix même, très énergique, ne pouvait pas venir à bout du tumulte ; il criait à un député qui hurlait comme un furieux :

— Toi, écoute, si tu ne cesses pas, tu vas recevoir une correction.

Cette intervention de Félix fit une mauvaise impression parmi les rois blancs, mais ils ne le firent pas remarquer.

J’aurais décrit en détail, bien volontiers, tous les divertissements et toutes les festivités, mais la place manquerait pour la description d’événements plus importants. On ne peut pas se contenter, dans un livre sur un roi réformateur, de ne parler en fin de compte que de divertissements. Les lecteurs de ce livre doivent bien se rappeler que Mathias avait invité ses hôtes, non par caprice, mais pour des causes politiques très importantes.

Là, parmi les invités, il y avait le vieux roi avec son fils, ennemi acharné de Mathias. Il se trouvait aussi le second roi, ami des Jaunes ; puis le roi triste avec lequel Mathias avait eu à plusieurs reprises de longues conversations.

— Cher Mathias, disait le roi triste, je dois avouer que tu as débuté très courageusement, que tes réformes sont très intéressantes et importantes ; jusqu’alors, tout va bien pour toi. Mais n’oublie pas que les réformes, on les paie avec un lourd travail, avec des larmes et du sang. Tu commences à peine. Ne t’imagine pas que cela se passera toujours ainsi. Ne te fie pas trop à tes forces.

— Oh ! Je sais, répondit Mathias, que c’est difficile.

Il raconta combien il travaillait, combien de nuits il avait passé sans dormir, parla de ses repas froids.

— Le pire, c’est que je n’ai pas mon propre port, on me crée des difficultés au sujet du transport de l’or, se plaignit Mathias.

Le roi triste réfléchit un moment et dit :

— Sais-tu Mathias, il me semble que le vieux roi te donnerait un de ses ports !

— Pourquoi donc ? Son fils ne le lui permettra pas.

— Je crois qu’il le permettra.

— Mais il me hait, il m’envie, il me soupçonne. Il est offensé. C’est tout dire.

— Oui, c’est vrai, mais malgré tout, il sera d’accord.

— Pourquoi ? s’étonna Mathias.

— Parce qu’il a peur de toi. Il ne peut pas compter sur mon amitié, sourit le roi triste. Le deuxième roi est satisfait que tu lui laisses les rois jaunes.

— Je ne peux pas m’emparer de tout, dit Mathias d’un air maussade.

— Naturellement, il est raisonnable de ne pas vouloir dominer le monde entier. Mais il y a eu, il y a et il y aura toujours des hommes qui tenteront de le faire. Peut-être toi-même, Mathias, seras-tu tenté !

— Jamais !

— Oh ! Les hommes changent : la réussite aveugle.

— Mais pas moi !

À cet instant entra le vieux roi avec son fils.

— De quoi parlez-vous, Majestés Royales ?

— Mathias se lamente de ne pas avoir de port. Mathias possède monts, forêts, villes, champs, mais il lui manque la mer et des navires. Maintenant qu’il s’est lié d’amitié avec les rois africains, un port lui est absolument nécessaire.

— Je pense la même chose, dit le vieux roi. Mais à cela, on peut remédier. Dans la dernière guerre, Mathias a vaincu et a interrompu les hostilités sans exiger de nous de tribut. C’était très noble de sa part. C’est maintenant à notre tour de lui montrer que nous sommes capables de reconnaissance. C’est vrai, mon fils, que, sans dommage pour nous, nous pouvons céder à Mathias une partie de notre littoral et un port.

— Et pour les navires, Mathias nous paiera rapidement, acheva le fils. Il a de riches amis.

— Mais le plus volontiers du monde, dit Mathias satisfait.

On convoqua immédiatement le ministre des affaires étrangères et le Secrétaire d’État. On rédigea un papier approprié que tous les rois signèrent.

Le maître des cérémonies apporta la cassette et Mathias, d’une main tremblante, apposa le sceau royal.

Il était temps d’en finir, justement on allumait le feu d’artifice. Il y avait de belles choses à voir. Toute la ville était dans la rue. Le parc était occupé par les députés, l’armée et les fonctionnaires. Une place à part était réservée aux journalistes, venus du monde entier pour décrire ces merveilles dans leurs gazettes.

Sur les balcons, aux fenêtres et sur la terrasse du palais étaient rassemblés les rois.

Une partie des rois sauvages grimpa pour mieux voir sur les toits.

Au moment prévu, la tour s’embrasa. Les feux de Bengale, les fusées, les boules vertes, rouges volèrent vers le ciel.

Des serpents de feu s’allumèrent. Des moulinets se mirent à tourner, changeant à tout instant de couleur. Un cri d’admiration jaillit de toutes les poitrines, lorsqu’on alluma la fontaine lumineuse.

Tout cela, au milieu des détonations et des pétards.

— Encore !… Encore ! criaient les rois africains, étonnés et ravis, appelant Mathias, le « Roi du Ciel aux Cent Couleurs » et « Dompteur du Feu ».

Il fallait aller se coucher de bonne heure. Le départ avait été fixé au lendemain matin.

Cent orchestres jouaient dans les rues quand les voitures royales reconduisirent les invités à la gare. Dans dix trains royaux, les rois blancs, noirs et jaunes quittèrent la capitale hospitalière de Mathias.

— Nous avons remporté une grande victoire diplomatique, dit le président des ministres, en frottant ses mains Tune contre l’autre sur le chemin du retour.

— Que signifie cela ? demanda Mathias.

— Vous êtes un génie, dit le Premier ministre. Votre Majesté Royale, sans le savoir, a accompli une grande œuvre. On peut vaincre non seulement par la guerre où l’on bat l’ennemi pour recevoir ensuite un tribut, mais on peut vaincre par voie diplomatique c’est-à-dire que, sans recourir à la guerre, on obtient gain de cause. Nous avons un port, c’est l’essentiel !


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Commentaires sur la traduction

[T1] En remplacement de : « ayant ouvert la caisse, libéré un singe et pris sa place ».

 

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01/09/2004 - Revu le : 2/09/04