Chapitre précédent - Plan - Suite
(21) Le roi Mathias Ier

 

 

Pendant ce temps, dans les journaux de la capitale de Mathias, on relatait durant tout le mois comment les rois étrangers recevaient Mathias, à quel point ils l’aimaient et le considéraient ; on énumérait les jolis cadeaux qu’ils lui avaient donnés. Les ministres, profitant de l’amitié des états voisins, espéraient emprunter le plus d’argent possible, ils s’imaginaient que cela réussirait très rapidement. Ils craignaient donc le retour de Mathias dans la capitale ; ils ne voulaient pas qu’il gâchât quelque chose au dernier moment. Heureusement que les rois étrangers ne paraissaient pas offensés à cause du « post-scriptum » sur l’acte d’emprunt.

Depuis que le monde existe, aucun roi, même les plus grands réformateurs, ne s’était permis d’écrire sur un acte officiel : « Seulement, ne soyez pas mufles. »

Les ministres décidèrent donc que Mathias resterait encore un mois à l’étranger sous prétexte qu’il était fatigué et qu’il avait besoin de repos.

Mathias s’en réjouit et il demanda s’il lui serait possible de se rendre au bord de la mer. Et ils partirent, Mathias, le capitaine, Stani, Hélène et le docteur. Mais à présent, Mathias portait un habit civil ; il voyageait dans un train ordinaire et il se logea dans un hôtel simple et non dans un palais. On ne l’appelait plus « Roi », mais « Prince », voulant montrer ainsi que le roi séjournait incognito au bord de la mer. Le protocole l’exigeait : le roi peut se rendre à l’étranger seulement sur invitation, mais quand il voyage de son propre gré, il doit faire semblant de ne pas être roi.

Pour Mathias, c’était la même chose. C’était même plus agréable, car il pouvait jouer avec tous les enfants et il devenait comme tous les autres.

C’était magnifique, ils se baignaient dans la mer, ramassaient des coquillages, ils construisaient des châteaux forts, des remparts et forteresses dans le sable. Ils faisaient des promenades en canot sur la mer et à cheval à travers les prairies. Dans la forêt, ils cueillaient des myrtilles, des champignons qu’ils faisaient sécher.

Le temps s’écoulait d’autant plus vite que Mathias recommençait les leçons interrompues et, comme je l’ai déjà dit à plusieurs reprises, il travaillait avec plaisir. Il aimait bien son instituteur. Alors ces trois heures de leçons ne lui gâchaient pas son humeur.

Mathias s’attacha très cordialement à Stani et à Hélène. C’était des enfants très bien élevés, jamais ils ne s’étaient vraiment disputés avec lui, sauf à l’occasion de petites brouilles passagères et exceptionnelles.

Une fois, il s’était fâché avec Hélène pour un champignon : un immense « bolet » ; Mathias disait qu’il avait été le premier à le voir ; Hélène affirmait que c’était elle qui l’avait aperçu avant lui.

Mathias aurait même cédé, car, pour un roi, un champignon ne signifie pas grand-chose. Mais pourquoi se vantait-elle en racontant un pareil mensonge ?

— Lorsque j’ai aperçu le champignon, j’ai poussé un cri, Oh ! Oh ! Regardez ! Et je l’ai montré du doigt. À ce moment tu es arrivée.

— Je l’ai cueilli ! répondit Hélène.

— Parce que tu étais plus prés, mais je l’ai aperçu le premier.

— Hélène s’était mise en colère, avait jeté le champignon et l’avait écrasé sous son pied en criant :

— Je n’ai pas besoin de ce champignon !

Mais, aussitôt, elle vit qu’elle avait mal agi, elle eut honte et pleura.

Comme les filles sont bizarres, pensa Mathias, elle a écrasé elle-même le champignon, et à présent elle pleure.

Une autre fois Stani construisait une très belle forteresse avec une grande tour.

Il est difficile de construire une tour élevée avec du sable, le sable doit être très humide. Par conséquent, il faut creuser profondément. Stani avait bien de la peine, il avait pourtant introduit au milieu un bâton pour que la construction tienne mieux. Il voulait que les vagues frappent sa forteresse. Une idée vint tout à coup à Mathias qui s’exclama :

— Je vais conquérir ta forteresse !

Et sautant dessus d’un seul bond, il la démolit. Stani se fâcha, mais il dut avouer qu’il était difficile à un roi de se retenir en apercevant une forteresse ; il bouda un peu et ils se réconcilièrent aussitôt.

Quelquefois, le capitaine leur racontait comment il se battait avec des tribus sauvages dans les déserts africains. Ou bien c’était le docteur qui leur expliquait comment une maladie ressemble à un ennemi qui assaille un homme, comment, dans le sang, de petits globules blancs assument la fonction des soldats : les petits globules se jettent sur la partie infectée et la lutte s’engage ; s’ils sont victorieux, l’homme guérit, s’ils sont battus, l’individu meurt.

— L’homme, leur disait-il, possède des ganglions qui sont semblables aux forteresses. Il y a là de nombreux couloirs, fossés, cavités, et lors d’une infection, les microbes dangereux sont attirés dans les ganglions, s’y égarent ; à ce moment, les soldats du sang se jettent dessus et tuent les microbes.

Ils s’étaient liés d’amitié avec des pêcheurs qui leur avaient appris comment reconnaître dans le ciel si la tempête menace, si elle sera forte, ou seulement modérée.

Ils écoutaient tout avec intérêt et ils s’amusaient aussi beaucoup. Parfois, Mathias s’enfonçait quelque part dans le fond d’un bois ; il s’isolait aussi sous prétexte de chercher des coquillages. Alors, il s’asseyait, il méditait longtemps. Que ferait-il quand il serait rentré à la maison ?

Il fera peut-être comme le roi triste qui joue du violon. Est-il mieux, se demandait-il, de laisser la nation entière gouverner à la place exclusive du roi et des ministres ? Et que faire ? Le roi peut être petit et ses ministres pas très sages ou malhonnêtes… Que faire dans ce cas ? Il avait mis ses ministres en prison, et resté tout seul, il ne savait plus comment s’acquitter de ses devoirs.

À ce moment, s’il avait eu un parlement, il aurait pu aller trouver les députés et dire : « Élisez de nouveaux et meilleurs ministres ! »

Mathias méditait ainsi bien souvent et il aurait voulu consulter quelqu’un. Une fois il sortit avec le docteur et il lui demanda :

— Tous les enfants sont-ils aussi bien portants que moi ?

— Non, Mathias !

Le docteur ne l’appelait plus roi puisque Mathias était incognito au bord de la mer.

— Non, il y a énormément d’enfants faibles et malades. Beaucoup d’enfants habitent dans des locaux malsains, humides et sombres. Ils ne vont pas à la campagne. Ils mangent mal. Souvent, ils ont faim, alors la maladie s’installe.

Mathias connaissait ces logements sombres sans air pur, il connaissait la faim. Il se rappela que parfois il préférait dormir dehors sur la terre froide, plutôt que de rester dans une chaumière de paysan. Mathias se souvenait des enfants aux jambes arquées, au visage pâle, qui venaient au camp demandant un peu de soupe aux cuisines roulantes. Il les avait vus alors manger avec avidité. Mathias avait pensé qu’il en était ainsi seulement pendant la guerre, et par hasard il apprenait tout à coup que, même en dehors de la guerre, le froid et la faim torturent souvent les enfants.

— N’est-il pas possible, demanda-t-il, que tous aient de jolies maisonnettes avec un jardin ; une bonne alimentation ?

— C’est très difficile.

— Et moi, ne pourrais-je pas réaliser cela ?

— Tu le peux ! C’est certain, le roi peut faire beaucoup. Par exemple, le dernier roi, celui qui joue du violon, a construit beaucoup d’hôpitaux et de maisons pour les enfants. Chez lui, en été, un grand nombre d’enfants partent pour la campagne. Il a fait une loi ordonnant que chaque ville construise des maisons où l’on envoie les enfants délicats pour toute la saison d’été.

— Et comment cela se passe-t-il chez moi ?

— Chez nous, cette loi n’existe pas encore.

— Alors, je vais la faire ! dit Mathias, et il frappa du pied.
Mon cher Docteur, aidez-moi, car encore une nouvelle fois je vais entendre les ministres me dire que c’est difficile, qu’il manque ceci et cela, et je ne peux pas savoir s’ils disent la vérité ou s’ils me racontent des histoires.

— Non Mathias, ils ont raison ; cela n’est pas facile.

— Je le sais. Je voulais une fois distribuer du chocolat pour le lendemain, ils ont promis qu’ils le donneraient dans trois semaines. Mais il a fallu plus de deux mois pour qu’ils le distribuent.

— Enfin, ils l’ont tout de même donné !

— Eh bien oui ! Mais le chocolat est plus facile à donner.

— Pourtant si, pour le « roi jouant du violon », cela a pu se faire, pourquoi cela serait-il si difficile pour moi ?

— Cela a été aussi très difficile pour lui.

— Très bien ! Alors, difficile ou pas, je le ferai à n’importe quel prix.

À ce moment, le soleil se couchait derrière la mer, si grand, si rouge, si beau que Mathias réfléchissait encore plus à ce qu’il devrait faire pour que tous les enfants de son pays puissent contempler le soleil, la mer, aller en bateau, se baigner et ramasser des champignons.

— Oui, dit encore Mathias, alors qu’ils revenaient de leur promenade, ce roi est vraiment bon, donc pourquoi quelqu’un a-t-il crié : « À bas le roi ! » ?

— On rencontre toujours des mécontents. Il n’existe au monde personne qui soit apprécié unanimement.

Mathias se rappela comment les soldats au front se moquaient des rois et les dénigraient. S’il n’avait pas été à la guerre, il aurait pensé vraiment que tous l’aimaient et qu’ils jetaient leur casquette en l’air dans la joie de l’apercevoir.

Après cet entretien, Mathias étudia encore avec plus d’assiduité et il demandait fréquemment quand il retournerait chez lui.

— Il faut commencer mes réformes, pensait Mathias. Je suis roi, et je ne dois pas être moins bon que ceux qui envoient tous les enfants l’été à la campagne ou à la forêt.

 

Avant - Plan - Suite

 

roi-mathias.fr | macius.fr - Association Française Janusz Korczak (AFJK)
Tous droits réservés, Paris 2004.
15/05/2004 - Revu le : 18/05/04