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(40) Le roi Mathias Ier

 

 

Klu-Klu n’était pas seulement la première pour le jet des cailloux, pour le tir à l’arc, pour la cueillette des champignons et des noix. Je ne parle pas de la botanique, de la zoologie, de la géographie, de la physique, matières pour lesquelles Klu-Klu était l’élève la plus douée. Il lui suffisait de voir une seule fois l’image d’une plante quelconque ou d’un coquillage pour les reconnaître toujours dans le pré ou la forêt. Elle avait appris qu’une certaine plante poussait dans la boue.

Aussitôt, elle alla trouver en courant les garçons du village pour se renseigner.

— Où y a-t-il ici un marais ?

— Oh ! C’est loin, il y a au moins deux lieues.

— Loin ? Peut-être, mais pas pour Klu-Klu.

Elle se glissa furtivement jusqu’au buffet, prit un gros quignon de pain et un morceau de fromage et disparut aussitôt.

On ne la chercha même pas.

On pensa : « Oh ! Klu-Klu a mis sens dessus dessous tout le buffet. Probablement, elle est en expédition. »

Le soir arriva, la nuit passa, Klu-Klu était absente.

Elle passa la nuit dans la forêt et revint le matin portant triomphalement un bouquet de fleurs des marais. Elle avait aussi des grenouilles, des tritons, des lézards et des sangsues.

Son herbier était le plus riche et sa collection d’insectes, de papillons et de pierres la plus importante. Dans son aquarium, naissaient le maximum de salamandres et nageaient le maximum de poissons.

Toujours gaie, son sourire montrait ses dents blanches et pointues. Mais Klu-Klu savait être aussi sérieuse.

— Oh ! Mathias, quand j’ai vu ce merveilleux feu d’artifice, cette cascade lumineuse, j’ai pensé alors que ce serait une chance si les enfants noirs pouvaient regarder aussi vos merveilles. J’ai une grande prière à formuler, Mathias.

— Laquelle ? demanda Mathias.

— Que tu fasses venir dans ta capitale cinquante enfants noirs pour qu’ils puissent étudier comme moi ici : qu’ils retournent ensuite en Afrique et qu’ils enseignent à tous les enfants noirs ce qu’ils auront appris.

Mathias ne répondit rien. Il voulait faire une surprise à Klu-Klu. Le soir même il écrivit une lettre, adressée à la capitale :

« Cher Félix,

« Lorsque je suis parti, on montait sur le toit une antenne de radio[T1]. Le travail devait être achevé pour le premier septembre. Par la radio, nous devrions nous entendre avec le roi Bum-Drum. Je te demande d’adresser un premier télégramme à Bum-Drum pour qu’il envoie cinquante enfants noirs. J’ouvre pour eux une école dans ma capitale.

« Je te demande de ne pas oublier.

« Mathias. »

 

Mathias humectait son enveloppe pour cacheter sa lettre quand la porte s’ouvrit.

— Félix !… C’est bien, tu es arrivé juste au moment où je t’envoyais une lettre.

— Je suis venu pour une mission importante et officiellement, dit gravement Félix. Il sortit de sa poche un porte-cigares en or et offrit un cigare à Mathias.

— Que Votre Majesté Royale essaye : prima qualité extrafine et digne du nez royal.

— Je ne fume pas, dit Mathias.

— Justement, ajouta Félix. C’est mal. Le Roi doit se faire respecter et surtout à ce sujet. Je me suis déplacé officiellement avec mission de faire ratifier mon contre-projet. Mon ultimatum est le suivant :

  1. « Je ne suis plus Félix, mais Baron Félix de la Fumée.
  2. « Mon Parlement n’est pas un Parlement des enfants, mais le Parlement du Progrès : en abrégé : PRO-PAR. Puis, une fois pour toutes, il faut en finir avec ce Mathias… Votre Majesté Royale a déjà douze ans. Elle devrait se faire couronner solennellement et s’appeler César-Mathieu Premier. Autrement toutes les réformes s’envoleront en fumée. »

— J’avais un autre projet, plaida Mathias. Je voulais que les adultes élisent leur roi, et je resterai le roi des enfants.

— La conception de Votre Majesté Royale peut être codifiée dans sa forme primitive, dit Félix. Je n’ose imposer à la personne royale mon moratorium. Pourtant, en ce qui concerne ma personne officielle, je désire être « Baron de la Fumée », Ministre du PRO-PAR.

Mathias acquiesça.

Ensuite Félix exigea sa propre Chancellerie, deux automobiles et un traitement deux fois supérieur à celui que percevait le président des ministres.

Mathias consentit.

Félix réclama ensuite le titre de Comte pour le journaliste du Pro-Gaz, c’est-à-dire la gazette des enfants qui doit s’appeler Progrès-Gazette — en abrégé Pro-Gaz.

Mathias acquiesça.

Dans la capitale, Félix avait déjà préparé le document pour la signature. Mathias signa.

 

Cette conversation était très pénible pour Mathias. Il aurait accepté tout, pourvu que cela se terminât au plus vite. Mathias se sentait maintenant si bien ! Il se déshabituait des délibérations et des sessions. Il ne voulait penser ni à ce qui était alors qu’il travaillait si péniblement, ni à ce qui l’attendait lorsque ses vacances seraient finies ; il désirait que Félix s’en allât le plus vite possible.

En cela, le docteur l’aida, car ayant appris l’arrivée de Félix il fit irruption, très fâché, dans la chambre de Mathias.

— Mon Félix, je t’ai demandé de ne pas importuner le roi déjà bien surmené.

— Monsieur le Docteur, je vous demande de me parler sur un ton plus poli et de m’appeler dorénavant par mon véritable nom !

— Et comment t’appelles-tu en réalité ? demanda le docteur très étonné.

— Je suis le Baron de la Fumée !

— Depuis quand ?

— Depuis le moment où Sa Majesté Royale m’a accordé gracieusement le titre par cet acte officiel.

Et Félix montra sur la table le papier où la signature toute fraîche de Mathias était encore humide.

Un long service à la cour avait appris au docteur la discipline. Il changea de ton immédiatement et calmement, mais résolument, il dit :

— Monsieur le Baron de la Fumée ! Sa Majesté Royale est en congé de convalescence. Je suis responsable de la bonne marche de la cure. Au nom de cette responsabilité, j’exige que Monsieur le Baron de la Fumée parte sur-le-champ.

— Vous me répondrez de cela ! menaça Félix ; mais il mit les documents dans sa serviette et s’en alla tout penaud.

Mathias était franchement reconnaissant au docteur, d’autant plus que Klu-Klu venait d’inventer un nouveau divertissement : la prise de chevaux au lasso.

On prenait une longue et solide corde, on attachait à l’extrémité une boulette en plomb. Les enfants se plaçaient derrière les arbres, simulant les chasseurs. Le palefrenier laissait sortir dix poneys de l’écurie royale. Les enfants attrapaient ces poneys au lasso, puis les montaient sans selle et s’en allaient. Klu-Klu ne savait pas monter à cheval ; dans son pays, on va à dos de chameau ou d’éléphant. Rapidement, elle apprit ; seulement elle n’aimait pas monter en amazone et ne supportait pas la selle.

— Les selles sont bonnes pour les vieillards qui aiment le confort, disait-elle, moi, si je vais à cheval, je veux être assise sur un cheval et non sur un coussin. Un oreiller est bon la nuit au lit, mais non au jeu.

Les petits paysans eurent de la joie cet été, car presque tous les jeux étaient en commun. Non seulement, ils apprirent par Klu-Klu de nouveaux jeux, des contes et des chansons et comment on confectionnait des arcs, des huttes de feuillage, mais ils surent tresser des corbeilles, des chapeaux : elle leur enseigna aussi un bon moyen de découvrir et de sécher les champignons.

Klu-Klu, qui deux mois auparavant ne connaissait pas leur langue, était devenue l’institutrice des petits bergers, elle leur apprenait à lire.

Klu-Klu disait en leur montrant une nouvelle lettre qu’elle était semblable à un certain vermisseau.

— Comment ? Vous connaissez différentes mouches, des vers, des insectes, des herbes même, vous les connaissez par centaines et vous ne pouvez retenir une trentaine de misérables petites lettres. Vous le pouvez, mais il vous semble que c’est une chose difficile. De même, lorsqu’on nage pour la première fois, qu’on monte à cheval ou que l’on patine sur la glace, il suffit de se dire que c’est facile, et cela le devient.

Les petits bergers répétaient : « Lire est facile ! ». Alors ils commencèrent à savoir lire[T2]. Leurs mamans applaudissaient[T3] de surprise et disaient :

— Cette demoiselle noire est une fameuse fille ; l’instituteur se casse la voix toute l’année, frappant avec sa règle, tirant les oreilles et les cheveux, et pas de résultat, comme si les élèves étaient bouchés. Elle, elle dit seulement que les lettres sont des mouches, et elle leur fait tout retenir.

— Il faut voir comment elle a trait une vache !

Une paysanne dit :

— Chez moi, un veau était malade. Dès qu’elle le vit, cette étrange enfant me dit[T4] : « Ce veau crèvera dans trois jours ». Je m’en doutais bien[T5] car ce n’est pas le premier veau que j’ai vu crever, mais elle ajouta : « S’il pousse chez vous une certaine herbe, je pourrai sauver le veau ! ». Poussée par la curiosité, je suis partie avec elle essayer d’en trouver[T6]. Elle chercha, chercha, tantôt elle sentait, tantôt elle goûtait. « Il n’y en a pas, dit-elle, il faudra essayer celle-là, elle a une amertume identique à celle de l’autre. » Elle cueillit l’herbe, ajouta un peu de cendres chaudes, mélangea adroitement le tout comme un pharmacien, versa cela dans le lait et le donna au veau. Celui-ci, comme s’il avait compris, but le liquide, quoiqu’amer et fade. Il meugla, mais il but et se lécha le museau. Et me croirez-vous[T7] ? Il guérit ! N’est-ce pas prodigieux ?

Quand l’été s’acheva, les femmes, les hommes, les enfants regrettèrent le départ du roi Mathias, des enfants du capitaine qui étaient si gentils, du Docteur qui les avait soignés et si souvent aidés, mais la plus regrettée fut Klu-Klu.

— Sage, gaie, honnête enfant ! Dommage qu’elle soit si noire. Mais une fois habituée, on n’y pense plus ; au fond elle n’était pas si vilaine ! ajoutaient-ils.


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Commentaires sur la traduction

[T1] En remplacement de : « on montait sur le toit une T.S.F. », abréviation de « Télégraphie Sans fil », désignant l’ancêtre de la radio et le poste récepteur lui-même : on disait alors « écouter la T.S.F. »

[T2] Correction d’une erreur de typographie avec l’emploi des guillemets.

[T3] En remplacement de : « battaient des mains ».

[T4] En remplacement de : « seulement en le regardant, prononça : ».

[T5] En remplacement de : « Sans elle, je le savais bien ».

[T6] En remplacement de : « Je suis allée avec elle, car j’étais poussée par la curiosité ».

[T7] En remplacement de : « Et que vous dirai-je ? ».

 

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01/09/2004 - Revu le : 20/09/04