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(37) Le roi Mathias Ier

 

 

Mathias avait été invité autrefois par les rois étrangers et il était allé chez eux. Il savait comment ceux-ci recevaient. Cela avait été très beau. Mais la réception que Mathias préparait pour ses amis royaux devait être extraordinaire. Unanimement, tous les rois l’avouèrent par la suite. Beaucoup de choses avaient été préparées d’avance et Mathias inventa beaucoup de surprises pendant le séjour des rois. Chaque jour apporta un divertissement nouveau : soit la chasse, soit une excursion, soit un spectacle au cirque avec des animaux dressés, soit la lutte avec des athlètes.

Les rois noirs arrivèrent les premiers, mais il y eut des ennuis avec eux. Hélas !

Heureusement le brave Bum-Drum se chargea de faire respecter l’ordre dans le palais d’été qui leur était affecté durant leur séjour. Autrement, on ne serait pas arrivé à bout d’eux.

Le pire de tout, c’est qu’ils se battaient pour la moindre vétille et cela d’une manière horriblement sauvage. Ils se griffaient, se mordaient, on ne pouvait même pas les séparer.

Tantôt, ils s’empiffraient de friandises que le cuisinier royal leur préparait, ensuite ils pleuraient car ils avaient mal au ventre, et comme le docteur leur ordonnait de ne pas manger pendant un jour, ils faisaient des scènes, cassant les chaises, brisant les vitres.

Parfois, ils avaient des peurs effrayantes. Le roi Lum-Bo fut véritablement épouvanté quand il s’aperçut dans un miroir, on dut lui administrer des gouttes d’un médicament tranquillisant pour le calmer. Le roi Du-Nko, au lieu de descendre par les marches de l’escalier, glissa le long de la rampe, tomba et se cassa une jambe. Le roi Mup, en colère, arracha avec ses dents un doigt à un laquais. Il aurait été difficile de compter toutes les bosses et toutes les meurtrissures dont ils étaient porteurs. Le roi Pu-Bu-Ro avait amené vingt épouses, lesquelles n’étaient pas invitées. Le roi Dul-Ko-Cyn, en grand secret, avait apporté du saucisson fait avec de la chair de quatre Noirs. Ce fut de nouveau une scène quand on lui retira le saucisson. Le roi Bra-Put grimpa sur un arbre et y resta assis durant cinq heures. Lorsqu’on voulut l’en faire descendre il se mit à cracher, à donner des coups de pied et à mordre. On fut obligé d’appeler les pompiers qui lancèrent sur lui un jet d’eau si fort qu’il tomba dans un filet tendu au-dessous de lui.

Bum-Drum avait honte de ses compatriotes, il craignait qu’ils ne gâchent toute la solennité de cette fête. S’ils se battaient au palais, chez eux, c’était pénible. Mais qu’arriverait-il si l’idée leur venait à l’esprit de chercher une mauvaise querelle au spectacle ou au dîner de gala ?

Bum-Drum voulait qu’on leur donnât le fouet ou qu’on les jetât en prison.

Mathias avait résisté longtemps, mais il voyait qu’autrement Bum-Drum n’aurait pas raison d’eux.

Dans une des pièces du château royal il y avait un musée. Là se trouvaient différents instruments avec lesquels « Henri L’Impétueux » punissait ses sujets. Il y avait des alênes[1] pour crever les yeux, des tenailles pour arracher les ongles et briser les doigts, de terribles scies pour couper les mains et les pieds, d’autres instruments en fer, des courroies et des bâtons, des gourdins. Les cheveux se dressaient sur la tête lorsqu’on regardait tout cela. Mathias n’aimait pas ce musée. Dans le fond du jardin un puits profond, mais sans eau, était creusé. On y jetait ceux qui avaient été condamnés à mourir de faim.

Bum-Drum avait décidé d’utiliser ces instruments de torture. La veille de l’arrivée des rois blancs, il avait conduit les sauvages au puits, ensuite au musée des supplices, et leur avait tenu un long discours.

Qu’avait-il dit ? Mathias ne le savait pas, mais il avait dû[T1] les menacer beaucoup, car ensuite ils s’étaient conduits dans la rue et à la fête tout à fait convenablement.

Deux fois, Bum-Drum punit les rois sauvages. L’un reçut dix coups de fouet pour avoir arraché avec ses dents un doigt au laquais blanc ; l’autre dut rester assis toute une journée dans une cage en fer pour avoir provoqué un différend au cours de la nuit.

 

L’affaire se passa de la façon suivante : il avait eu envie de jouer du pipeau la nuit. On eut beau lui dire que les rois étaient fatigués et voulaient dormir, il ne voulait rien entendre. Quand on essaya par la force de lui ôter sa flûte, il sauta sur une armoire et jeta sur la tête de tous ceux qui étaient présents les différents vases et statues se trouvant sur l’armoire. Et chose pire : il bondit par la fenêtre dans le parc et sur la terrasse du palais d’hiver, il lit un tel vacarme qu’il réveilla tous les rois blancs.

Ceux-ci, fort en colère de ne pouvoir dormir tranquillement, allèrent porter plainte à Mathias.

— Il ne suffit pas que nous soyons obligés de rester assis à la même table que ces singes, de les regarder manger avec leurs pattes et sans fourchette, essuyant avec leurs doigts leur nez camus, au point qu’on ne peut manger tant ils empestent l’air, et rendent écœurante la nourriture. En plus, nous ne pouvons dormir en paix la nuit !

Avec peine, Mathias réussit à expliquer aux rois blancs que les Noirs se corrigeraient, que Bum-Drum avait, lui aussi, été un sauvage, et qu’en deux mois, il avait appris à se laver avec du savon parfumé et même à faire usage de cure-dents…

Les rois blancs menaçaient de partir. Enfin, avec beaucoup de mal, ils se laissèrent convaincre, quand on leur eut promis qu’ils pourraient manger à part s’ils préféraient et que les Noirs les moins sauvages seraient seuls assis à table avec eux.

Parmi les rois noirs, il y en avait trois, tout à fait convenables et instruits. Ils portaient pantalons et cols et savaient faire fonctionner un tourne-disque.

Peut-être que les rois blancs n’auraient pas cédé si facilement, mais les uns attendaient la chasse, les autres la lutte des athlètes et tous, Noirs, Jaunes et Blancs, attendaient le feu d’artifice. Seuls deux rois jaunes étaient arrivés : le roi Kito-Siwo, habillé tout à fait comme un Blanc, portant lunettes et parlant comme un Européen. Le roi Tsign-Dagn, quoique différent des Blancs, n’était pas sauvage, il connaissait les usages. Avec lui, il y avait un autre souci. Il voulait toujours souhaiter à chacun la bienvenue ou dire au revoir. Cela ne paraît pas grave, mais il faut savoir comment il saluait.

Il faisait à chaque roi quatorze révérences préliminaires, ensuite, douze ordinaires, dix conformes à l’étiquette, huit cérémonielles[T2], ensuite, six solennelles et quatre supplémentaires. Dans l’ensemble, il y avait 14 + 12 + 10 + 8 + 6 + 4 saluts qui duraient quarante-neuf minutes ; les révérences préliminaires une demi-minute chacune, et toutes les autres une minute.

— Depuis cinq mille ans, mes aïeux ont agi ainsi, alors, j’en fais autant, disait-il.

— Voyons, on peut saluer ainsi un ou deux rois, mais non une multitude.

Mathias pensait en lui-même : « Le monde est bien étrange : les uns ne sont pas assez polis et les autres, sont exagérément courtois. Comment concilier cela ? »

Le roi Tsign-Dagn était venu avec deux savants qui parvinrent à convaincre Tsign-Dagn qu’il n’était pas nécessaire de saluer les rois noirs qui étaient les plus nombreux. Aux Blancs, on pouvait faire des révérences, pas personnellement à eux, mais devant leurs portraits. On fit donc photographier tous les rois blancs, et chaque jour, matin et soir, Tsign-Dagn les saluait dans son appartement. Lorsqu’il avait fini avec l’un d’eux les laquais plaçaient la photographie grandeur naturelle d’un autre roi, et ainsi de suite.

Tsign-Dagn n’arrivait jamais à l’heure pour le petit-déjeuner bien qu’il se levât deux heures plus tôt et se mît au lit deux heures plus tard que les autres rois.

En ce qui concerne les rois noirs, pour les saluts on était tranquille. Les uns pour saluer tiraient la langue à deux reprises, d’autres quatre fois. D’autres encore introduisaient le majeur de la main droite dans la narine gauche ; ou bien quelques-uns encore frappaient avec le talon contre le dos, sautant vers le haut, les uns trois fois et d’autre six fois.

Mathias fut très étonné lorsque Bum-Drum lui raconta qu’au siècle précédent, pendant quinze années, une terrible guerre avait fait rage entre deux rois noirs, exclusivement à cause de cela ! Quand un roi introduisait en signe de salut un doigt de la main droite dans la narine gauche, l’autre agissait à l’envers.

La nation se révolta. Les sorciers et différents rois seraient entrés en litige. Les uns disaient ceci, les autres cela. Ils commencèrent à se battre. Qui avait raison ? Ils incendièrent les tentes et des villages entiers, assassinèrent femmes et enfants, emmenèrent des esclaves en captivité ou les jetèrent en pâture aux lions.[T3] Tout cela jusqu’à ce qu’une épidémie éclatât, et la famine fut telle qu’ils ne purent, pendant longtemps, continuer cette guerre. Chacun resta sur ses positions.

Maintenant, les descendants de ces deux rois ne se saluaient pas, ils étaient assis à table, éloignés l’un de l’autre.

J’ai dit : assis à table. C’était un problème compliqué. Le brave Bum-Drum eut fort à faire, avant qu’ils comprissent que les chaises sont faites pour s’y asseoir et non pour se fracasser la tête…

Les enfants de la capitale de Mathias étaient vraiment dans la joie. Les écoles étaient fermées, personne ne venait au cours.

Les rois sauvages n’aimaient pas voyager en voiture automobile et allaient à pied par la ville. Derrière chacun d’eux il y avait une nuée de garçons.

La police avait beaucoup à faire ; après la fête, le préfet de police se plaignit d’avoir maigri de sept kilos.

— Rendez-vous compte ! Ces hommes semblables à des singes se répandaient par toute la capitale. Il fallait empêcher qu’un voyou leur lançât un caillou, qu’on les écrasât ou encore que l’un d’eux ne mangeât quelqu’un. Ce n’était pas facile.

Mathias fut obligé de lui donner une décoration.

En général, Mathias distribua beaucoup de décorations pendant les festivités. Les rois noirs suspendaient leurs décorations à leur nez, les rois blancs les plaçaient sur la poitrine. Ils étaient très satisfaits.

Il y eut pour Mathias encore un autre désagrément : la chasse ne plaisait pas aux rois noirs. Rien d’étonnant : chasser le lièvre ou le chevreuil ne pouvait convenir à des hommes habitués à tuer des éléphants, des tigres ou des crocodiles. Quant aux rois blancs, cela ne plaisait peut-être pas à certains mais ils étaient bien élevés et agissaient comme si cela leur convenait.

Mais les rois sauvages n’avaient pas été éduqués et peut-être pensaient-ils que Mathias plaisantait, car ils commencèrent un beau vacarme : ils secouaient dangereusement les arcs et les lances dont ils étaient armés pour cette malencontreuse chasse, si bien que les rois blancs, pris de panique, montèrent dans leur voiture et tentèrent de fuir.

Bum-Drum courait furieux et agitait ses mains, calmant les révoltés, et finalement il y réussit.

La chasse eut lieu sans autre incident. Les rois blancs abattirent deux sangliers, un ours. Ils pensaient que les rois noirs comprendraient enfin qu’il y a aussi, en Europe, des animaux dangereux. Celui qui avait tué l’ours resta avec les Noirs jusqu’à la fin de la chasse, comme s’il était leur collègue, et il montrait en faisant des signes qu’il savait tirer et qu’il était un chasseur adroit. Il regardait leurs arcs et les flèches ; il demanda même s’il pouvait passer la nuit avec eux dans le palais d’été. Le jour suivant, au petit-déjeuner, il raconta que les Noirs étaient très gentils, et qu’on pouvait apprendre beaucoup de choses auprès d’eux, et même, qui sait, est-ce que la nourriture n’est pas plus savoureuse lorsqu’on la porte, comme eux, à la bouche avec ses doigts, au lieu de se servir d’une fourchette pointue et froide ?


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Notes

[1] Poinçon effilé servant à percer les cuirs. Nom commun féminin de 1209 [Le Petit Robert].

 

 

 

Commentaires sur la traduction

[T1] En remplacement de : « devait » (erroné).

[T2] En remplacement de : « cérémoniales ».

[T3] En remplacement de : « emmenèrent en captivité ou jetèrent en pâture aux lions des esclaves ».

 

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01/09/2004 - Revu le : 2/09/04