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(36) Le roi Mathias Ier

 

 

Mathias n’avait pas encore terminé son petit-déjeuner que déjà le journaliste était là.

— Je voulais être le premier à présenter à Votre Majesté Royale la gazette d’aujourd’hui. J’ose penser que Votre Majesté Royale sera contente !

— Qu’y a-t-il de neuf ?

— Je vous prie de lire.

À la première page, il y avait un dessin représentant Mathias assis sur le trône et devant lui des milliers d’enfants, agenouillés avec des bouquets de fleurs dans les mains. Sous le dessin, un poème glorifiait Mathias en l’appelant le plus grand roi depuis la création du monde et le plus grand réformateur. On l’appelait aussi « Fils du Soleil » et « Frère des Dieux ».

Ni le dessin ni le poème ne plaisaient à Mathias, mais il ne voulut pas le dire car il savait que le journaliste était très fier de son article.

À la deuxième page, on trouvait la photographie de Félix avec le titre : « Le premier Ministre-Enfant dans le monde » On vantait Félix, si sage, si vaillant. Comme Mathias a vaincu les rois adultes, ainsi Félix vaincra les ministres adultes, était-il dit. Et aussi : « Les adultes ne savent pas gouverner, car ils ne savent pas courir, parce qu’ils sont vieux et que les os leur font mal. » Et c’était ainsi sur toute la page.

Cela ne plaisait pas du tout à Mathias, car pourquoi se vanter lorsqu’on ne sait pas encore ce que réservera l’avenir. Il n’est pas beau de critiquer les anciens de cette façon.

Depuis l’instant où Mathias avait commencé à gouverner véritablement, il avait vécu en bonne intelligence avec les ministres, écoutant volontiers leurs conseils, car il apprenait beaucoup d’eux.

Encore dans la gazette, une curieuse nouvelle : « L’incendie des bois royaux »

La plus grande forêt du roi étranger brûle ! ajouta le journaliste.

Mathias, hochant la tête en signe d’approbation, lisait très attentivement pour savoir comment cela s’était passé. Des ouvriers abattant des arbres dans la forêt avaient jeté une cigarette. Un terrible incendie avait éclaté.

— C’est quand même étonnant, dit le journaliste. Je comprends qu’en été la forêt étant sèche puisse s’enflammer, mais à présent ? Il y a peu de temps la neige la recouvrait. De plus une explosion épouvantable s’est fait entendre. Lorsqu’un bois brûle, il n’y a pas de détonation.

Mathias finissait son petit-déjeuner et ne répondit pas.

— Qu’en pense Votre Majesté Royale ? demanda le journaliste. N’est-ce pas un incendie un peu suspect ?

Il avait dit cela d’une voix particulièrement calme et très agréable. Mathias, sans trop savoir pourquoi, pensait : « Il faut être prudent ».

Le journaliste alluma une cigarette et entama un autre sujet.

— Il parait qu’hier le Secrétaire d’État a été condamné à un mois d’arrêts[1] ? Je n’ai pas communiqué cela à notre journal, car les enfants s’intéressent peu à ce qui se passe chez les adultes. Ce serait autre chose si dans leur ministère il y avait quelque désordre. Votre Majesté Royale ne sait pas combien le choix de Félix comme ministre fut heureux. L’armée se réjouit que le fils d’un sous-officier soit devenu ministre. Les crieurs de journaux connaissaient bien Félix qui, avant la guerre, vendait de temps à autre des gazettes. Et tous les enfants se réjouissent… Et pourquoi ce pauvre Secrétaire d’État a-t-il été emprisonné ?

— Pour incurie dans le service de la Chancellerie, répondit Mathias évasivement, car, chose étrange, il lui était venu subitement la pensée que le journaliste pouvait être un espion.

Lorsqu’il s’en alla, Mathias pensa longuement à lui.

« Il me semble que j’ai sommeil. J’ai durant ces der­niers jours tellement entendu parler d’espions que je suis prêt à soupçonner tout le monde. »

Il oubliait aussi que pour préparer la visite des rois, il avait beaucoup de travail.

Les Conseils, avec le maître des cérémonies, duraient sans fin. En toute hâte, on restaurait le palais d’été dans le parc pour les rois noirs. En outre on construisait un petit château pour le cas où arriverait un des rois jaunes. Les rois blancs habiteraient dans le palais de Mathias.

Les cages remplies d’animaux sauvages arrivaient. On s’était pressé pour que le jardin zoologique fût prêt à temps.

Il y avait encore à construire des maisons pour les enfants et deux immenses immeubles pour les parlements.

L’élection des députés avait commencé dans tout le pays. Au petit parlement, autrement dit au Parlement des enfants comme on devait l’appeler, on avait décidé d’envoyer des députés âgés de dix à quinze ans. Dans chaque école les petites classes choisissaient un député et les classes supérieures aussi un. Il y avait beaucoup de confusion, car il s’était avéré qu’il y avait beaucoup d’écoles et que tous les députés ne trouveraient pas place dans la même salle.

Il arrivait tant de lettres alors que Mathias passait de longues heures dans son cabinet. Les lettres étaient importantes, posant des questions différentes. Par exemple :

— Peut-on élire des fillettes comme députés ? Bien entendu, on le peut.

— Peut-on élire des députés qui n’écrivent pas encore très bien ?

— Où vont habiter les députés ? En particulier, ceux qui arriveront de la campagne ou de villes différentes ?

— L’école sera-t-elle ouverte aux députés pour qu’ils puissent étudier et qu’ils ne perdent pas l’année scolaire lorsqu’ils seront dans la capitale pour les délibérations ?

Pour le Secrétaire d’État, la peine de prison fut commuée en résidence forcée, c’est-à-dire qu’il devait rester à la maison. Il lui était interdit de se promener pendant un mois. Il se rendait uniquement à la Chancellerie, car sans lui Mathias ne pouvait venir à bout de sa tâche.

Le maître des cérémonies établit l’ordre des solennités, dit comment et où il fallait dresser les arcs de triomphe pour les rois étrangers, dans quelles rues devaient jouer les orchestres, quelles fleurs il fallait faire venir. Il fallait se procurer des assiettes, des couteaux et des fourchettes, acheter des voitures.

Comment devait-on placer les rois au théâtre ou aux repas ? Les rois importants auraient les meilleures places. On devait éviter de placer côte à côte les rois qui ne s’aimaient pas beaucoup.

On importa des vins, des fruits et des fleurs des pays chauds. Les maisons sales furent repeintes. On arrangea le pavage des rues.

Mathias ne dormait plus, ne mangeait plus, il travaillait seulement.

— Votre Majesté, l’architecte vient d’arriver.

— Le jardinier désire parler avec Sa Majesté Royale.

— Le ministre des Affaires étrangères est venu.

— L’ambassadeur du roi jaune est arrivé.

— Deux messieurs désirent voir Votre Majesté Royale.

— Que veulent-ils ? demanda avec impatience Mathias qui était pour la troisième fois dérangé alors qu’il déjeunait.

— Ils veulent parler du feu d’artifice.

Mathias affamé et fâché se rendit à son cabinet. Il recevait alors très peu dans la salle du trône : on n’avait plus le temps de faire des cérémonies.

— Que voulez-vous ? Je vous prie de parler brièvement, car j’ai très peu de temps.

— Nous avons entendu dire que des rois sauvages devaient venir, il faut leur montrer quelque chose qui leur plaise. Le jardin zoologique ne les intéressera pas ; chez eux, ils ont vu assez de bêtes sauvages. Au théâtre ils ne comprendront rien…

— Bon, eh bien ? devina Mathias, vous voulez organiser un feu d’artifice ?

— Oui, c’est cela.

Sur tous les édifices gouvernementaux, ils placeraient des fusées. Dans le parc royal, ils construiraient une haute tour, plus loin un moulin avec une sorte de cascade et tout serait illuminé le soir.

De la partie supérieure de la tour partiraient vers le haut des fusées aux feux rouges, mais des boules rouges et vertes retomberaient ; plus bas, tourneraient des moulinets d’étincelles vertes et rouges. Dans le feu jailliraient des fleurs multicolores. Et la fontaine lumineuse coulerait en pluie de feu.

— Voilà des dessins. Que Votre Majesté Royale daigne regarder.

— Des dessins ! Voyons, de quoi cela a-t-il l’air ? Les pyrotechniciens en ont apporté cent vingt. Mathias les examine et pendant ce temps son repas se refroidit.

— Et combien coûtera tout cela ? demanda prudemment Mathias. Car au dernier Conseil, le ministre des Finances avait parlé de la nécessité d’un nouvel emprunt.

— Comment ? s’était étonné Mathias, alors que nous avons tant d’or.

— C’est exact, lui répondit-on, mais les réformes de Votre Majesté Royale coûtent terriblement cher !

Et il avait commencé l’énumération des dépenses : prix de la construction des maisons pour les enfants, prix des deux immenses édifices des Parlements, et combien coûtaient mensuellement le chocolat, les poupées, les patins.

— Si nous avons suffisamment d’argent pour recevoir nos hôtes étrangers, nous aurons de la chance.

— N’avons-nous pas assez ? s’effraya sérieusement Mathias.

— Cela n’est pas terrible. On pourra percevoir de nouveaux impôts. Actuellement, tous gagnent bien leur vie, alors ils peuvent mettre une partie de leur argent au gouvernement.

— Ah ! soupira Mathias, si nous avions eu un port à nous et nos propres navires, Bum-Drum nous aurait envoyé de l’or autant que nous en aurions voulu.

— Il y a un moyen pour cela, plaça le ministre de la Guerre. Il ne faut pas épargner l’argent pour les canons, les fusils et les forteresses, le port serait trouvé. Oui, les canons sont plus importants que le chocolat et les poupées.

Mathias était devenu rouge.

— Oui, c’est vrai. Quelques nouvelles forteresses seraient très utiles.

Le ministre de la Guerre expliquait toujours au Conseil qu’il fallait lui donner pour l’armée une partie de l’or de Bum-Drum. Mais Mathias était tellement occupé avec d’autres affaires, qu’il lui ordonnait toujours d’attendre un peu.

Le cœur lourd, Mathias a accepté le feu d’artifice.

« C’est difficile, mais on fera des économies plus tard. Maintenant, il faut montrer des choses intéressantes aux rois noirs », pensait-il.

Et tard dans la nuit, Mathias, couché dans son lit, réfléchissait :

« Peut-être ai-je mal agi lorsque j’ai ordonné à l’espion de ne pas faire sauter la forteresse ; il y aurait eu une forteresse en moins. Il veut la guerre. Soit ! Mais cette fois, je ne serai pas sot, je dirai : je t’ai vaincu, alors tu es obligé de me céder un port et dix navires. »


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Notes

[1] Arrêts : sanction disciplinaire infligée à un officier ou sous-officier, lui interdisant de sortir d’un local spécial. [le Petit Robert]

 

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1/09/2004 - Revu le : 2/09/04