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(53) Le roi Mathias Ier

 

 

Ce souhait de Mathias ne devait pas se réaliser.

Au lieu d'une minute de souffrance, le destin sévère lui préparait des heures entières d'humiliation et d'épreuves, et des années de pénitence douloureuse.

L'armée avait capitulé. De l'État de Mathias restait seulement un seul endroit libre : le carré où se trouvait la cage aux lions.

L'ennemi avait essayé d'occuper l'édifice par la force, mais en vain. On avait envoyé un plénipotentiaire. Mais il avait suffi qu'il se rendît vers Mathias, comme c'est l'usage, sous couvert d'un drapeau blanc, pour recevoir deux blessures mortelles, une balle avait fracassé le crâne et la flèche de Klu-Klu avait traversé le cœur.

— Il a tué un parlementaire !

— Il a violé la loi internationale !

— Il a commis un crime !

— C'est une chose inouïe !

— La capitale doit être punie sévèrement pour le crime de son roi.

Mais la capitale avait déjà dit auparavant :

— Mathias n'est plus notre roi !

Quand les avions ennemis avaient attaqué la ville, les riches citoyens de la cité et les notables s'étaient réunis en Conseil.

— Nous en avons assez du gouvernement de cet enfant turbulent, assez de la tyrannie de cet écervelé. S'il était vainqueur cette fois, alors ce serait pire que s'il était battu. Peut-on prévoir ce qui lui passera par la tête, à lui et à son Félix ?…

Quelques-uns défendaient Mathias.

— Quoi qu'il en soit, il a fait beaucoup de bien. L'origine de ses fautes est le manque d'expérience[T1]. Mais il a un esprit lucide. Il profitera des leçons que la vie lui donnera.

Qui sait ? Peut-être les partisans de Mathias auraient-ils eu gain de cause. Mais à ce moment une bombe tomba si près que toutes les vitres se brisèrent dans la salle des conférences.

— Hissez les drapeaux blancs ! s'écria quelqu'un effrayé.

Personne n'eut le courage de s'opposer à cette trahison. Ce qui se passa après est connu.

On avait hissé les honteux étendards de la soumission, on avait publié que la ville reniait Mathias et ne voulait pas répondre de ses folies.

— Assez de cette comédie ! cria le jeune roi. Nous avons conquis l'État entier de Mathias et ce poulailler ne veut pas se rendre ! Monsieur le Général d'artillerie, mettez un canon en batterie et tirez deux fois de chaque côté de la baraque, et si cet entêté de Mathias ne déguerpit pas il faut démolir à coups de canon la tanière de ce méchant louveteau.

— A vos ordres ! dit le général d'artillerie.

À ce moment, se fit entendre la voix du « roi triste ».

— Holà ! Je prie Votre Majesté Royale de ne pas oublier qu'elle n'est pas seule. Ici, se trouvent trois armées et trois rois.

Le jeune roi se mordit les lèvres.

— Cela est vrai, nous sommes trois, mais nos droits ne sont pas les mêmes. J'étais le premier pour déclarer la guerre, j'ai tenu le rôle principal dans la bataille.

— Et les armées de Votre Majesté Royale étaient aussi les premières à fuir le champ de bataille.

— Mais je les ai arrêtées !

— Parce que Votre Majesté Royale savait qu'en cas de danger nous arriverions à temps pour l'aider.

Le jeune roi ne répondit rien. C'était vrai. La victoire lui avait coûté cher : la moitié de son armée était exterminée ou blessée ou inapte au combat. Dans ces conditions, il fallait être très circonspect, afin que les deux alliés ne se changent pas promptement en ennemis.

— Alors ? Que voulez-vous faire ? demanda-t-il à contrecœur.

— Nous n'avons pas besoin de nous presser. Il n'y a pas à craindre que Mathias, dans le bâtiment des bêtes sauvages, puisse nous faire le moindre mal. Nous allons entourer de gardes le jardin zoologique. La faim peut-être obligera Mathias à se rendre. En attendant, nous allons délibérer calmement sur ce qu'il convient de faire de lui quand nous l'aurons pris vivant.

— Je pense qu'il faut le fusiller, sans cérémonie.

— Et moi, je dis, répliqua fièrement le « roi triste », que l'histoire ne nous pardonnerait pas si un seul cheveu tombait de la tête de ce pauvre et courageux enfant. Ce serait pour nous une honte éternelle.

— L'histoire est juste, cria le jeune roi furieux, et lorsque quelqu'un est responsable de tant de tués, de tant de sang versé, celui-là n'est plus un enfant, mais un criminel !

Le troisième roi, l'ami des rois jaunes, gardait le silence. Les deux rois en désaccord savaient bien qu'il en serait comme il voudrait : il était sage.

— Pourquoi provoquer les rois noirs dont Mathias est l'ami, pensait-il. Tuer Mathias ? Il n'y a pas besoin[T2]. On peut le mettre dans une île déserte où il restera. Le loup sera rassasié et la brebis saine et sauve.

Ils signèrent donc la convention suivante :

  1. Il faut prendre le roi Mathias vivant et le faire prisonnier.
  2. Il sera déporté sur une île déserte.

À propos du paragraphe trois, ils se querellèrent car le roi triste exigeait que Mathias ait le droit de choisir dix personnes à sa convenance pour l'accompagner. Mais le jeune roi n'acquiesça pas.

— Ne partiront avec Mathias que trois officiers et trente soldats : un officier et dix soldats pour chacun des rois vainqueurs.

Pendant deux jours, ils ne purent se mettre d'accord. Enfin, chacun fit quelques concessions.

— C'est entendu ! dit le jeune roi. Que puissent se rendre auprès de lui dix de ses amis, mais pas avant un an. Dire à Mathias qu'il est condamné à mort et seulement à la dernière minute le gracier. Il faut que le peuple voie comment Mathias pleure et supplie, afin que cette sotte nation qui se laissait ainsi mener humblement par le bout du nez comprenne, une fois pour toutes, que Mathias n'est pas un héros mais un blanc-bec aussi peureux qu’audacieux[T3]. Autrement, la nation pourrait au bout de quelques années provoquer un soulèvement et réclamer le retour de Mathias. À ce moment Mathias sera vieux, donc encore plus dangereux que maintenant.

— Cessez de vous disputer, dit le roi ami des Jaunes ; entre-temps, Mathias mourra de faim et c'est en vain que vous vous serez querellés !

Le roi triste céda. On inscrivit dans la convention deux nouveaux points :

  1. Le tribunal de guerre jugera Mathias et le condamnera à mort. Seulement, au dernier moment, les trois rois le gracieront.
  2. La première année de captivité, Mathias la passera tout seul avec la garde. Après une année, on lui permettra de faire venir dix personnes qui voudront bien le rejoindre.

Puis, on aborda les points suivants :

Combien de villes et d'argent chacun des rois devra-t-il prendre ? Que devra-t-on laisser à la capitale en tant que ville libre ? Et ainsi de suite…

Tout à coup, on annonça qu'un monsieur voulait absolument prendre part à la délibération pour une affaire très importante. C'était un chimiste qui avait inventé un gaz provoquant le sommeil. On répandrait ce gaz sur le jardin, et Mathias déjà complètement affaibli par la faim s'endormirait. On pourrait l’immobiliser et le mettre aux fers[1].[T4]

— On peut essayer l'action de mon gaz sur des animaux[T5], dit le chimiste.

On apporta aussitôt un siphon[2] ; on le plaça à une demi-verste de l'écurie royale et on lança un jet, semblable à de l'eau, qui s'évapora rapidement. L'écurie entière se recouvrit de fumée. Cela dura cinq minutes.

Lorsqu'ils entrèrent dans l'écurie, tous les chevaux dormaient. Même le garçon d'écurie qui s'était assoupi dans le foin et somnolait, ne sachant rien de l'expérience, était endormi si profondément qu'il ne sourcilla pas lorsqu'on le secoua et tira un coup de fusil près de son oreille.

Une heure après, le garçon et les chevaux se réveillèrent.

L'essai était remarquablement concluant. Aussi, on décida d'en finir le jour même avec l'état de siège de Mathias.

Le temps pressait. Pendant trois jours Mathias n'avait rien mangé, réservant[T6] la nourriture à ses fidèles compagnons.

— Nous devons nous tenir prêts à nous défendre un mois entier, disait-il.

Car Mathias ne perdait pas l'espoir que la capitale, regrettant ce qu'elle venait de faire, anéantirait, jusqu'au dernier, l'armée ennemie.

Lorsque Mathias remarqua que quelques civils allaient et venaient dans le jardin, il pensa que c'était une délégation de la capitale et interdit de tirer.

Mais que signifiait cela ?

Cela ressemblait à de la pluie, mais un étrange liquide froid frappa si fortement dans les fenêtres que quelques carreaux se fêlèrent. Ensuite un brouillard, une fumée pénétrèrent dans les oreilles, dans le nez avec une saveur sucrée et une odeur suffocante. Mathias ne savait pas lui-même si c'était agréable ou pénible. Il saisit son fusil, car il devinait une ruse. Mais ses mains commencèrent à s'alourdir. Il essaya de voir à travers ce nuage ce qui se passait.

— Attention ! cria-t-il avec effort.

Il battait l'air et respirait de plus en plus vite. Ses yeux se fermèrent. La carabine lui tomba des mains. Il se pencha pour la ramasser, mais il ne put se relever.

Tout lui devint indifférent.

Il oublia où il se trouvait.

Il s'endormit.


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Notes

[1] Fers : nom masculin pluriel désignant ce qui sert à enchaîner, à immobiliser un prisonnier. On dit « mettre quelqu’un aux fers » ou « être dans les fers ». [cf. Le Petit Robert]

[2] Siphon : nom masculin. Désigne un tube courbé ou un dispositif aspirateur sous pression pour transvaser ou évacuer un liquide ou un gaz. [D’après Le Petit Robert]

 

 

 

Commentaires sur la traduction

[T1] En remplacement de : « De ses fautes, l'origine est le manque d'expérience »

[T2] En remplacement de : « nécessité »

[T3] En remplacement de : « qui se laissait ainsi humblement mener par le bout du nez […] n'est pas un héros, mais à la fois un audacieux et craintif blanc-bec »

[T4] En remplacement de : « On pourrait le lier et le charger de fers ».

[T5] En remplacement de (inversion) : « essayer sur des animaux l'action de mon gaz »

[T6] En remplacement de : « durant trois jours n'avait rien mangé, réservant la nourriture pour ses… »

 

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01/09/2004 - Revu le : 22/09/04