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(52) Le roi Mathias Ier

 

 

Mais l'ennemi avait son plan.

— Écoutez, dit le jeune monarque. Demain, il faut que nous soyons dans la ville. Autrement, cela peut devenir mauvais pour nous. Nous sommes loin de chez nous. Nous sommes obligés de faire venir tout ce dont nous avons besoin par le chemin de fer et Mathias lui, est chez lui. C'est commode, pour combattre, d'être à proximité de sa ville, où tout se trouve à portée de la main. D'autre part, les villes sont dangereuses car les habitants ont toujours peur. Il faut donc leur faire encore plus peur.

« Demain matin, les avions commenceront les bombardements[T1] et la destruction de la ville[T2] obligera Mathias à capituler. Il faut disposer notre armée de façon à ce qu'elle ne puisse pas reculer[T3]. Donc, en arrière de l'armée, nous placerons des mitrailleuses[T4], et si nos soldats voulaient fuir nous commencerions par tirer sur eux. »[T5]

— Comment ? Tirer sur les nôtres ?

— Demain, il nous faut être dans la ville. Autrement cela ira mal, répéta le jeune roi. Et celui qui parmi les soldats cherche à fuir n'est plus des nôtres ; c'est un ennemi.

L'annonce a été faite à toutes les unités que le lendemain une offensive générale aurait lieu, que ce serait la dernière bataille.

— Nous sommes trois et Mathias est seul, disait l'ordre du jour. Mathias ne possède ni canons, ni poudre. Dans sa capitale gronde la révolution. Ses soldats ne veulent plus combattre. Ils ont faim et sont en guenilles. Demain, Mathias sera en captivité et nous occuperons « sa capitale » !

« Les avions ont reçu l'ordre de décoller avec le lever du soleil. »

On a distribué l'essence et les bombes.

Les mitrailleuses furent placées en arrière de l'armée.

— Pourquoi ? demandaient les soldats.

— Les mitrailleuses sont nécessaires pour la défense et non pour l'attaque, disaient[1] les officiers.

Cela ne plaisait pas aux soldats.

Personne ne dormit cette nuit, ni dans le camp de Mathias, ni dans celui des ennemis.

Les uns nettoyaient leurs fusils, les autres écrivaient des lettres et faisaient leurs adieux à leurs parents.

Le silence était total, seuls les feux de camp brûlaient.

Dans ce calme, le cœur des soldats battait très fort.

L'aube…

II faisait encore gris quand les canons commencèrent à tirer sur les tranchées vides. Ils tirèrent et l'on riait dans le camp de Mathias.

— Gaspillez votre poudre ! Gaspillez ! disaient en riant les soldats.

Mathias se tenait debout sur un monticule et regardait avec une jumelle de campagne ce qui se passait.

— Ils avancent déjà !

Les uns couraient, les autres rampaient avec précaution. De plus en plus, il en sortait des tranchées, tout d'abord craintivement, puis ensuite plus bravement.

Le silence qui régnait dans les tranchées de Mathias encourageait les uns, mais alarmait aussi les autres.

Subitement, vingt avions s'élevèrent dans le ciel et foncèrent droit sur la ville, sur la capitale. Hélas, Mathias n'en avait plus que cinq, car les enfants s'étaient intéressés surtout aux avions et durant leur administration ils les avaient presque tous détruits. Un combat aérien acharné commença au cours duquel furent abattus six avions ennemis, mais les avions de Mathias tombèrent ou furent contraints d'atterrir.

Le début de la bataille se déroula ainsi qu'on l'avait prévu au Conseil de guerre.

L'ennemi occupa les tranchées avancées. Un cri de triomphe retentit.

— Ils ont fui ! Ils ont eu peur ! Ils n'ont pas de canons. Avec quelle vitesse ils sont partis ! Ils n'ont pas même pris le temps d'emporter la vodka.

Et l'un et l'autre débouchaient les bouteilles.

— Elle est bonne ! Goûtez !

Ils buvaient, riaient, faisaient du vacarme, prêts à passer la nuit dans la tranchée.

— À quoi bon se presser, quand cela va si bien pour nous ici ?

Mais le jeune roi répétait avec entêtement :

— Il faut que nous soyons aujourd'hui dans la ville.

Ils avancèrent les canons et les mitrailleuses.

— À l'attaque !

Les soldats marchaient à contrecœur. Dans leur tête, cela bourdonnait. Mais il était difficile d'agir autrement. Un ordre doit être exécuté. Et ce qui est désagréable, il vaut mieux s'en débarrasser rapidement. Alors, ils avancèrent franchement ; et ensuite, ils foncèrent sur les dernières lignes de tranchées de Mathias, devant la ville.

Tout à coup, les canons grondèrent, les mitrailleuses crépitèrent, des balles sifflèrent au-dessus d'eux et, ce qui était le plus étrange, des flèches volèrent.

Puis subitement, des cris sauvages retentirent dans le camp de Mathias. Et l'on entendit le bruit des tambours, le son perçant des pipeaux, un tintamarre de chaudrons.

Et soudain des guerriers noirs apparurent dans les tranchées. Ils étaient assez petits, ces Noirs, mais peut-être paraissaient-ils ainsi parce qu'ils étaient loin ! Ils n'étaient pas nombreux, mais ils étaient là, et les assaillants voyaient double à cause de la peur, et cela bourdonnait toujours dans leurs oreilles.

Et tout à coup, des lions, des tigres, excités par des flèches et brûlés par le fer chauffé au rouge, faisant des sauts effrayants, s'élancèrent droit sur les assaillants.

Ce qui est étrange, c'est que cent tués n'auraient pas provoqué la même impression qu'un seul déchiqueté par un lion.

Des tués, ils en avaient déjà vu souvent, mais ce qu'ils voyaient là, c'était bien pour la première fois.

Comme si les crocs d'une bête sauvage étaient pires qu'une balle d'acier !

Il est difficile d'écrire ce qui se passa ensuite. Certains soldats couraient comme des fous vers les fils barbelés, jetant leur fusil à terre. Les autres fuyaient et leurs propres mitrailleuses tiraient sur eux. Ils croyaient qu'ils étaient pris entre deux feux, ils tombaient à terre ou levaient les bras en l'air.

La cavalerie d'assaillants qui devait appuyer l'attaque fit volte-face et se jeta avec impétuosité sur ses propres mitrailleuses, foulant aux pieds et blessant les soldats de sa propre armée.

Fumée… poussière, confusion, personne ne voyait plus rien et ne savait ce qui se passait. Cela dura une heure, deux heures.

Quand, par la suite, les historiens décrivirent ce combat, chacun le fit à sa manière, mais tous étaient d'accord seulement pour dire qu'il n'y avait encore jamais eu une bataille pareille.

— Ah ! se lamentait, en pleurant presque, le ministre de la Guerre de Mathias, si nous avions assez de balles et de poudre pour deux heures de combat !

— Comment faire ? Il n'y avait plus rien !

— Cavalerie, en avant ! cria Mathias. Et lui-même monta sur un magnifique coursier blanc.

 

Oui ! C'était une occasion unique : profiter de la panique et pourchasser l'ennemi, ramasser ensuite toutes ses réserves et les repousser loin de la ville, pour qu'il ne puisse apprendre ni deviner que ce n'était pas l'aide de Bum-Drum, mais une poignée d'enfants noirs et quelques dizaines d'animaux sauvages du jardin zoologique qui avaient donné la victoire à Mathias.

Tout à coup Mathias, en sautant précipitamment sur son cheval, jeta un regard sur la ville et resta ébahi !

Non ! Cela n'était pas possible, c'était une terrible erreur. C'était une illusion !

Hélas ! C'était la vérité !

Sur toutes les tours de la ville, des drapeaux blancs flottaient.

La capitale se rendait.

Déjà, des émissaires de Mathias couraient vers la ville, avec l'ordre :

— Arrachez ces chiffons blancs. Fusillez les lâches et les traîtres…

Hélas, c'était trop tard !

L'ennemi avait aperçu ces haillons de honte et d'esclavage. Au premier coup d'œil il s'étonna, mais il revint de sa surprise.

La bataille a cela de particulier qu'il suffit de boire un petit verre pour devenir saoul, mais il suffit d'un sifflement de balle pour qu'un homme saoul se dégrise.

Peur ? Espoir ? Désespoir ? Envie de vengeance ? Rapidement tous ces sentiments se succèdent.

Les soldats se frottent les yeux. Qu'est-ce que cela signifie ? Rêve ou réalité ?… Les canons de Mathias se sont tus, les lions et les tigres sont couchés, déchiquetés par les balles. Voici les drapeaux blancs annonçant que la ville se rend. Que signifie tout cela ?

Mais le jeune roi avait vite compris.

— En avant !

Après lui, les officiers répétèrent le même ordre et derrière eux, les soldats.

Mathias avait vu tout cela, mais il était impuissant.

Ils revinrent, formèrent des rangs, ramassèrent les fusils abandonnés. Les drapeaux blancs disparurent, mais il était trop tard.

Ils s'avancèrent et coupèrent avec des cisailles les fils barbelés.

— Votre Majesté Royale, dit d'une voix tremblante un vieux général…

Mathias savait ce qu'il voulait dire. Il sauta de son cheval et, pâle comme un linge, dit lentement mais à haute voix :

— Qui veut périr vienne avec moi !

Il n'y avait pas beaucoup de volontaires : Félix, Antoine, Klu-Klu et quelques dizaines de soldats.

— Où irons-nous ? demandèrent-ils.

— Le bâtiment où se trouvaient les cages aux lions est vide, il est solide. Là, nous allons résister comme des lions d'une manière digne d'un roi !

— Nous n'y trouverons pas tous place.

— Tant mieux ! murmura Mathias.

II y avait à proximité cinq autos. Ils y montèrent, emportant tout ce qu'ils purent en fait d'armes et de munitions.

Quand ils s'ébranlèrent, Mathias se retourna pour regarder.

Sur le camp flottait le drapeau blanc.

Une pensée s'empara de Mathias. Comme le destin se moquait étrangement de lui ! Il avait donné l'ordre que la ville jetât bas ce symbole d'esclavage. À présent, ce n'était plus seulement une ville remplie de vieillards, de femmes et d'enfants effrayés par quelques dizaines de bombes, mais l'armée, composée de soldats perplexes et impuissants en face de l'ennemi, qui se rendait à sa merci.

— Heureusement, je ne suis pas parmi eux, se disait Mathias.

— Ne pleure pas, Klu-Klu, nous aurons une belle mort. On ne dira plus que les rois font la guerre, mais que seuls les soldats y meurent[T6].

Mourir bravement, c'était son seul désir. Brusquement, il eut la curiosité de savoir quel genre de funérailles lui réservait l'ennemi.

 


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Notes

[1] Au sens de : rétorquaient (les officiers, complices)

 

 

 

Commentaires sur la traduction

[T1] En remplacement de : « à lancer des bombes »

[T2] En remplacement de : « et la ville obligera Mathias à capituler ». C’est en effet pour épargner la population que Mathias sera obligé de capituler. Le mot « ville » désignant ici une personnalité morale aurait dû prendre une majuscule (alternative non retenue).

[T3] En remplacement de : « de façon qu'elle ne puisse reculer » (de façon que : usage désuet).

[T4] En remplacement de : « les mitraillettes ». Idem pour toutes les occurrences suivantes.

[T5] Correction typographique (ajout d’un guillemet fermant manquant).

[T6] En remplacement de : « que les rois mènent les guerres, mais que les soldats seulement y périssent »

 

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01/09/2004 - Revu le : 22/09/04