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(54) Le roi Mathias Ier

 

 

Le réveil fut douloureux.

Mathias savait ce qu'est la captivité. Mais la première fois, on ignorait qu'il était roi. Maintenant, c'était tout différent. Il portait des chaînes aux mains et aux pieds. Aux fenêtres de sa cellule étaient scellés de gros barreaux. Ces fenêtres étaient placées juste sous le plafond. La lourde porte en fer était percée d'un petit judas[1] rond au travers duquel regardait sans arrêt le soldat de garde.

Mathias se remémorait tout… Il restait allongé, les yeux grands ouverts.

Que faire ?

Mathias n'était pas de ces hommes qui, dans le malheur, pensent seulement à ce qui vient d'arriver. Non, il pensait toujours à ce qu'il fallait tenter pour se tirer d'affaire.

Mais quoi ? Pour savoir que faire, il fallait s'informer de ce qui venait d'arriver. Et il ne savait rien.

Il restait couché par terre sur une paillasse près de la paroi. Il frappa légèrement au mur. Peut-être que quelqu'un répondrait. Il frappa deux fois de suite, mais personne ne répondit.

— Où est Klu-Klu ? se demandait-il. Qu'est devenu Félix ? Que se passe-t-il dans la ville ?

Une clé grinça dans la serrure de la porte en fer, deux soldats ennemis entrèrent. L'un resta près de la porte et le second plaça près de Mathias un gobelet de lait et un petit pain. Au premier moment, Mathias voulu[T1] renverser le gobelet et répandre le lait, mais il réfléchit que cela n'avait plus de sens.

C'était pénible, il avait perdu la guerre, il était prisonnier, mais il avait faim et il avait besoin de recouvrer des forces.

Il se dressa sur son grabat[2] et péniblement, gêné par ses chaînes de fer, il étendit la main vers le gobelet.

Le soldat se tenait debout et regardait. Mathias mangea le petit pain et dit :

— Vos rois sont très avares : un petit pain ! C'est trop peu ! Quand ils étaient chez moi en visite, je les nourrissais mieux. Et quand le vieux roi était chez moi en captivité, je lui donnais tout ce qu'il voulait. Et maintenant trois rois ensemble m'envoient un gobelet de lait et un petit pain !

Et Mathias se mit à rire sans contrainte.

Les soldats ne répondirent rien, il leur était interdit sévèrement d'avoir une conversation quelconque avec lui. Mais ils racontèrent cela au concierge de la prison et celui-ci téléphona pour demander ce qu'il fallait faire. Une heure plus tard, on apporta à Mathias trois petits pains et trois gobelets de lait.

— Oh ! C'est trop ! Je ne veux pas léser mes bienfaiteurs. Ils sont trois, j'accepte de chacun un petit pain et le quatrième, reçu en trop, je vous prie de le reprendre[T2].

Mathias mangea à sa faim et s'endormit. Il dormit longtemps et aurait dormi davantage, mais peu avant minuit, on le réveilla.

— L'ex-Roi Mathias-le-Réformateur sera jugé par le Tribunal de Guerre à douze heures de la nuit, lut le procureur militaire, tenant un papier nanti de sceaux des trois rois. Je vous prie de vous lever.

— Je vous prie de dire au Tribunal qu'il ordonne d'enlever mes chaînes, car elles sont lourdes et me blessent les pieds.

Les chaînes ne blessaient pas Mathias, elles étaient même trop lâches. Mais Mathias voulait se présenter debout sans entraves devant le Tribunal, et non avec des fers qui étaient faits pour des prisonniers adultes et qui risquaient de s'emmêler ridiculement autour de lui.

Et Mathias imposa sa volonté. On remplaça les lourdes chaînes de fer par de fines chaînes d'or.

D'un pas léger, la tête fièrement levée, il entra dans cette même salle de prison où il y avait si peu de temps il avait conclu un accord avec ses ministres prisonniers.

Il regarda curieusement autour de lui.

À la table étaient assis les généraux les plus anciens en grade des trois rois. Les rois, eux, étaient assis du côté gauche de la salle. Du côté droit, d'étranges messieurs en civil, fracs[3] noirs et gants blancs.

— Qui sont ceux-là ?

Ils tournaient curieusement la tête, on ne pouvait pas les reconnaître. L'acte d'accusation était conçu en ces termes :

 

  1. Le roi Mathias a distribué un manifeste aux enfants pour qu'ils se révoltent et n'obéissent plus aux adultes.
  2. Le roi Mathias voulait provoquer une révolution mondiale pour devenir le roi du monde entier.
  3. Mathias a abattu un plénipotentiaire[4] qui venait vers lui avec un drapeau blanc.

« Étant donné que Mathias n'était plus roi à ce moment, il répond de ce crime devant le Tribunal comme un criminel de droit commun. Il devra être soit pendu, soit fusillé. »

 

— Qu'as-tu à répondre à cela, Mathias ?

— Dire que j'ai publié l'appel est un mensonge. Dire que je n'étais pas roi quand j'ai fusillé le plénipotentiaire est un second mensonge. Et si je voulais devenir roi de l'univers ou non, cela personne ne peut le savoir en dehors de moi.

— Alors, Messieurs, je vous prie de lire à haute voix votre résolution, dit le Président en s'adressant aux civils en frac et gantés de blanc.

Ceux-ci, bon gré mal gré, se levèrent et l'un d'eux lut à haute voix. Il était blanc comme un linge et sa main tremblait.

— Nous, réunis en ville pendant la bataille, attendu que les bombes ruinent la ville et que dans la salle où nous délibérons toutes les vitres ont été brisées, nous, habitants de la ville, voulant sauver nos épouses et nos enfants, ne voulons plus que Mathias continue à être roi.

« La capitale reprend à Mathias le trône et la couronne. Nous faisons cela à contrecœur, mais nous ne pouvons en supporter davantage. Donc, nous hissons le drapeau blanc, signe que nous ne voulons plus continuer la guerre. La guerre est donc à présent conduite[T3] non par notre roi, mais par Mathias en tant que simple citoyen, lequel doit seul répondre de tout[T4]. Quant à nous, nous sommes innocents. »

Le Président donna une plume à Mathias.

— Je vous prie de signer.

Mathias prit la plume, réfléchit un moment et écrivit en bas du papier[T5] :

— Je ne reconnais pas la décision des traîtres et des lâches qui ont vendu leur pays.

« Je suis et je reste “Roi Mathias Premier”. »[T6]

Et ensuite, d'une voix retentissante, il lut ce qu'il venait d'écrire.

— Messieurs les Généraux Juges, dit Mathias à ses ennemis, si vous voulez me juger, j'exige que vous m'appeliez le Roi Mathias. Car je le suis et resterai tant que je vivrai et après ma mort. Mais si ce n'est pas un tribunal, si vous voulez commettre un crime contre un roi vaincu, honte sur vous, en tant qu'hommes et en tant que soldats. Vous pourrez dire ce qu'il vous plaira, je ne répondrai pas.

Les Généraux sortirent pour tenir conseil. Que faire ? Mathias sifflotait pour lui une chanson de soldat.

Ils revinrent.

— Est-ce que Mathias avoue qu'il a lancé un appel aux enfants du monde entier ? demanda le Général Président.

Aucune réponse.

— Est-ce que Votre Majesté Royale avoue qu'elle a lancé un appel à tous les enfants du monde entier ? demanda le Général.

— Je ne suis pas d'accord sur cela. Je n'ai pas publié d'appel semblable.

— Appelez le témoin ! ordonna le juge.

L'espion journaliste entra dans la salle, Mathias n'avait même pas bougé.

— Voici le témoin, dit le Juge.

— Oui, dit le journaliste. Je peux certifier que Mathias voulait devenir le roi des enfants du monde entier.

— Cela est-il vrai ? demanda le Juge.

— C'est exact, répondit Mathias. Je l'ai voulu. Je l’aurais certainement fait. Mais la signature sur le manifeste est imitée. Cet espion a contrefait ma signature. Mais cela est vrai, je voulais être le roi des enfants.

Les juges se mirent à examiner la signature de Mathias, ils secouaient la tête, faisant semblant de ne pouvoir se prononcer comme s'ils ne savaient pas.

Mais de toute façon, tout cela était sans importance. Mathias avait avoué lui-même.

L'accusateur parla longtemps.

— Il faut absolument supprimer Mathias, autrement il n'y aura ni ordre ni paix.

— Mathias, désirez-vous que quelqu'un parle pour vous défendre ?

Aucune réponse.

— Est-ce que Votre Majesté Royale désire que quelqu'un prenne la parole pour sa défense ? répéta le Président du Tribunal.

— Cela est complètement inutile, répondit Mathias. L'heure est tardive. Pure perte de temps. Le mieux serait d'aller dormir.

Mathias disait cela d'une voix gaie. Il restait impassible, ne laissant rien voir de ce qui se passait dans son âme. Il avait décidé de rester fier jusqu'à la fin.

Les Juges sortirent, faisant semblant de tenir conseil dans l'autre pièce, et ils revinrent avec leur verdict.

— Exécution par les armes.

— Je vous prie de signer, dit le Président.

Aucune réponse.

— Je prie Votre Majesté Royale de certifier que le jugement a été rendu conformément à la loi.

Mathias signa.

À ce moment, un des messieurs en frac et gants blancs se jeta tout à coup à terre, entoura les jambes de Mathias et en pleurant dit :

— Roi bien-aimé, pardonne ma trahison abominable. À présent, je vois pour la première fois ce que nous avons fait. Et je sais que sans notre misérable trahison, ce ne sont pas eux, mais toi qui jugerais en qualité de vainqueur.

Avec bien du mal, les soldats le détachèrent du roi. À quoi bon tout cela ? Les regrets venaient trop tard.

— Je vous souhaite une bonne nuit, Messieurs les Juges, dit Mathias, et royalement, gravement et calmement, il sortit de la salle.

Vingt soldats, sabre au clair, le conduisirent à travers le couloir et la cour jusqu'à sa cellule.

Il se coucha tout de suite sur sa paillasse et feignit de dormir.

L'aumônier vint, mais il eut pitié et ne voulut pas réveiller le dormeur. Il dit la prière ordinaire des condamnés à mort. Puis il sortit.

Mathias feignait de dormir, mais ce qu'il pensa et ce qu'il éprouva pendant cette nuit, cela resta toujours son secret…

… Mathias fut conduit au supplice.

II s'avança au milieu de la rue avec ses chaînes d'or.

Les rues étaient remplies de soldats et derrière le cordon militaire se tenaient les habitants de la capitale.

La journée était splendide. Le soleil brillait. Tous étaient sortis dans les rues pour voir une dernière fois « leur roi ».

Beaucoup avaient les larmes aux yeux. Mais Mathias ne voyait pas ces larmes. Autrement, il lui aurait été plus facile d'aller au supplice.

Ceux qui aimaient Mathias gardaient le silence car ils avaient peur d'exprimer hautement devant l'ennemi leur amour et leur respect pour leur roi. Du reste, qu'auraient-ils pu dire ?

Ils avaient été habitués à crier « Vivat ! », « Qu'il vive ! »[T7]. Mais quelle acclamation pouvaient-ils lancer quand le roi marchait condamné à mort ?[T8]

À dessein, le jeune monarque vainqueur de Mathias avait ordonné de distribuer de la vodka et du vin provenant de la cave royale de Mathias à une bande d'ivrognes et de va-nu-pieds qui criaient à tue-tête :

— Oh ! Oh ! Oh ! Le roi avance ! Petit lapin ! Comme il est petit ! Il pleure notre petit lapin ? Mathias ! approche-toi ! On va t’essuyer le nez ![T9]

Mathias levait haut la tête pour que tous voient qu'il avait les yeux secs. Seulement, il fronçait les sourcils, il regardait vers le ciel, vers le soleil.

Il n'entendait pas, ne voyait pas ce qui se passait autour de lui. D'autres questions occupaient son esprit.

Qu'était-il arrivé à Klu-Klu ? Où était Antoine ? Pourquoi le roi triste l’avait-il trahi ? Qu'allait devenir son État ? Allait-il revoir son père, sa mère quand la balle l'aurait privé de la vie ?

Il avait traversé ainsi toute la ville, il s'était arrêté devant le poteau, sur la place, devant la fosse creusée.

Pâle et calme, il se tenait debout, alors que le peloton d'exécution chargeait les fusils et le mettait déjà en joue.

De la même façon, tranquillement, au dernier moment, il écouta l'acte de grâce.

— Au lieu de la mort par les armes, déportation sur une île déserte…

Une voiture arriva et ramena Mathias à la prison. Une semaine plus tard, on devait l'exiler sur une île déserte.


Avant
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Notes

[1] Judas : nom masculin. Petite ouverture pour épier sans être vu. Peut signifier aussi espion ou traître, en référence à Judas Iscariote, le disciple de Jésus qui selon les Évangiles, le trahit et le livra. [cf. Le Petit Robert].

[2] Grabat, nom masculin. Lit misérable. [Le Petit Robert]

[3] Frac, nom masculin : habit noir à basques en queue de morue, tenue de cérémonie. Basques : parties rapportées d’une veste partant de la taille et descendant plus ou moins bas. Synonyme : redingote. [Le Petit Robert].

[4] Plénipotentiaire, nom masculin : agent diplomatique qui a plein pouvoir pour l’accomplissement d’une mission particulière. [cf. Le Petit Robert]

 

 

 

Commentaires sur la traduction

[T1] En remplacement de (accord) : « voulait »

[T2] En remplacement de : « prendre »

[T3] En remplacement de (inversion) : « donc à présent est conduite »

[T4] En remplacement de : « doit seul répondre pour tout »

[T5] En remplacement de : « et en bas sur le papier écrivit »

[T6] Correction typographique : ajout d’un saut à la ligne manquant pour séparer la fin du dialogue de la phrase suivante (Et ensuite).

[T7] Correction typographique.

[T8] En remplacement de : « quelle acclamation pouvaient-ils faire » (verbe inapproprié). Il eut sans doute mieux valut écrire : « Mais comment acclamer le roi quand il marchait condamné à mort ? »

[T9] En remplacement de : « Tu pleures notre petit lapin ! Mathias ! Approche-toi ! On va t’essuyer le nez ! »

 

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01/09/2004 - Revu le : 7/10/04