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(51) Le roi Mathias Ier

 

 

Mathias ne t'a fait aucun mal ! pensait l'espion en sortant courroucé de chez le roi. J'ai trois jours devant moi. Il faut manigancer quelque chose, pour que tu te fâches contre Mathias. Alors tu parleras autrement.

L'espion avait encore dans sa poche un papier avec la signature de Félix et une autre imitée de Mathias. Ce document était, soi-disant, un manifeste[1] aux enfants du monde :

 

« Enfants ! Moi, Mathias Ier, je m'adresse à vous pour que vous m'aidiez à mettre en application[T1] les réformes. Je veux faire en sorte que les enfants n'aient plus besoin d'obéir aux adultes. Je veux que les enfants puissent faire ce qui leur semble bon. Nous entendons sans cesse : “C’est interdit ! Ce[T2] n'est pas beau ! ou : Ce n'est pas poli !” C'est injuste. Pourquoi tout est-il permis aux adultes et rien à nous ? Continuellement, ils se mettent en colère contre nous, ils crient et se fâchent. Ils nous frappent même. Je veux que les enfants aient les mêmes droits que les adultes.

« Dans mon État, j'ai déjà donné des lois aux enfants ; déjà aussi dans le pays de la Reine “Campagnèle”, les enfants se sont révoltés. Organisez la révolte et exigez des lois favorables aux enfants. Si vos rois n'acceptent pas, alors déposez-les et élisez-moi. Je veux être le roi de tous les enfants du monde, des Blancs ! Des Noirs ! Des Jaunes ! Je vous donnerai la liberté.

« Donc aidez-moi et organisez la révolution dans le monde entier !

« Signé :

Mathias

et Le Ministre Baron de la Fumée »

 

Le journaliste se rendit dans une imprimerie et fit imprimer beaucoup de ces proclamations. Puis il les répandit dans toute la ville, prit quelques tracts qu'il macula de boue ; et une fois sèchés, il les chiffonna et les cacha au fond de sa poche.

Justement les deux rois tenaient conférence pour délibérer sur ce qu'ils pouvaient faire, car ils voulaient aider Mathias…

Alors, le journaliste entra dans la salle et dit :

— Regardez ce que fait Mathias ! Il excite à la révolte tous les enfants, il veut devenir le roi du monde. Voici trois tracts que je viens de trouver dans la rue.

« Je vous prie de m'excuser, ils sont un peu malpropres. »

Les rois les lurent et cela leur fit de la peine.

— Il n'y a pas d'autre moyen. Nous sommes obligés de nous lever contre Mathias.

« Il s'occupe de nos enfants qui ne lui appartiennent[2] pas. Les enfants jaunes non plus ne lui appartiennent pas. C'est très mal à lui ! »

Le roi triste avait les larmes aux yeux.

— Qu'a-t-il fait là ce Mathias ? Qu'a-t-il imaginé ? Pourquoi a-t-il écrit cela ? Il n'y a pas d'autre moyen.

— Peut-être cela sera-t-il préférable, même pour lui, si je lui déclare la guerre. Sans aucun doute, le jeune roi sera vainqueur ; et seul, il n'aura aucune pitié. Si je suis avec lui, je pourrai peut-être être utile à Mathias.

Lorsque Mathias apprit que tous les autres rois marchaient aussi contre lui, il ne put d'abord le croire.

— Le roi triste m'a trahi, lui aussi. Ah ! La situation est difficile. Je leur ai montré, dans l'autre guerre, comment Mathias savait vaincre ; maintenant, je vais leur montrer comment Mathias sait périr !

Tous les citadins sont sortis avec des bêches pour creuser des tranchées et élever des remparts pour l'armée. Ils ont établi trois lignes de tranchées : une à vingt verstes[3] de la ville et les deux autres séparées par un intervalle de cinq verstes.

— Nous ne reculerons que pied à pied !

Quand le jeune roi apprit que les autres armées venaient à la rescousse et n'étaient pas loin, il déclencha la bataille seul. Il voulait être le premier. Il pensait que cela lui réussirait. En effet, il en fut en partie ainsi[T3] et il occupa la première rangée de tranchées. Mais la deuxième était plus forte, les remparts plus élevés, les fosses plus larges. Il y avait davantage de barbelés. Le renfort arriva juste à ce moment[T4]. Les trois armées attaquèrent à la fois les soldats de Mathias.

La bataille dura toute la journée. L'ennemi avait subi de grandes pertes. Mathias tenait bon.

— Peut-être serait-il préférable de s'arrêter là ? Essaya de dire le roi triste. Mais les autres se mirent en colère contre lui. On ne pouvait conclure ainsi.

— Non ! Il faut écraser ce fat[4] !

Et de grand matin, à nouveau, la bataille se déchaîna.

— Ils tirent déjà beaucoup moins, se réjouissait l'ennemi.

En vérité, ce jour-là, l'armée de Mathias avait moins tiré. L'ordre avait été donné : « Épargnez la poudre et les balles. »

— Que faire, se demandait Mathias ?

— Je pense, dit le Président des ministres, qu'il faut demander encore une fois une suspension d'armes. Comment faire la guerre sans poudre ?

À la délibération du Conseil de guerre Klu-Klu était aussi présente, avec le titre de commandant de l'Unité Noire. Ce détachement ne prenait pas encore part à la bataille, car il n'était pas armé. Les enfants noirs savaient seulement tirer à l'arc.

Il leur avait fallu trouver un bois convenable pour confectionner des arcs et des flèches. Lorsqu'ils eurent trouvé tout ce qu'il fallait ils se mirent à l'ouvrage et maintenant tout était prêt.

— Écoutez, dit Klu-Klu, je conseille de reculer pendant la nuit sur la troisième ligne de défense. Dès ce soir, quelqu'un ira dans le campement et dira que Bum-Drum a envoyé l'armée noire avec des bêtes sauvages. Demain matin, nous ferons sortir des cages les lions et les tigres et nous commencerons à tirer.

« Et lorsque nous leur aurons fait bien peur, nous leur[T5] demanderons s'ils veulent se réconcilier avec nous.

— Cela ne sera-t-il pas une tromperie ? demanda Mathias inquiet.

— Non ! Cela s'appelle un stratagème, dit le ministre de la Justice.

— Bien ! Tous furent d'accord.

Félix se déguisa en soldat ennemi et en rampant sur le ventre il se glissa dans le camp des ennemis. Là, à l'un et à l'autre, il raconta l'histoire des Noirs et des lions.

Mais les soldats ne le crurent pas et se moquèrent de lui.

— Sot ! Tu as rêvé sans doute.

Mais ils se racontèrent cette histoire[T6] de l'un à l'autre.

Félix alla plus loin. Les soldats l'interpellaient :

— Camarade ! As-tu entendu la nouvelle ?

— Laquelle ? demandait Félix.

— Il paraît que Bum-Drum est venu avec ses Noirs et ses lions au secours de Mathias.

— Histoires, tout ça ! disait alors Félix.

— Ce ne sont pas du tout des histoires ! On entend déjà les rugissements des animaux sauvages.

— Qu'ils rugissent, cela ne m'intéresse pas, répliquait Félix.

— Attends donc, cela te regardera quand le lion te mettra en pièces.

— Suis-je plus faible qu'un lion ?

— Tu fais le brave. Toi avec un lion ! Regardez-le, il n'a même pas l'air d'un vrai soldat !

Félix se remettait en marche et les soldats racontaient alors que Bum-Drum avait envoyé un navire rempli de serpents venimeux. Dès cet instant Félix ne dit plus rien lui-même, il écoutait seulement, ricanait, faisant semblant de ne pas y croire. Les soldats lui criaient alors qu'il cessât de plaisanter et qu'il ferait mieux de prier, car il pouvait amener le malheur avec son rire stupide.

— Comment se fait-il que les soldats aient cru si vite à cette histoire ? pensa Félix.

Mais il savait par expérience que le soldat qui se trouve depuis plusieurs jours en campagne est fatigué et énervé ; le retour à la maison est éloigné. On lui avait dit que le combat serait facile, que Mathias n'avait pas de poudre, qu'il ne se défendrait point. Et les soldats tout à coup s'aperçoivent que cela ne sera pas si commode[T7], ils s'énervent encore plus et ils croient[T8] à n'importe quelle nouvelle.

Félix rentra et raconta tout. De nouveau le courage revint à Mathias.

— J'ai tant de fois réussi, peut-être que cette fois encore il en sera de même.

Calmement, dans la nuit, les soldats abandonnèrent les tranchées comme cela était prévu et se retirèrent plus près de la ville. Des soldats avaient transporté les cages avec les lions et les tigres. À proximité se tenait debout la moitié du détachement des Noirs ; l'autre partie s'était éparpillée par dizaines parmi les soldats pour que l'ennemi pût en voir partout.

Tout devait se passer de la manière suivante :

L'ennemi commencerait à tirer sur les tranchées vides et verrait que personne ne répond. Il passerait à l'attaque. Il se convaincrait ainsi qu'il n'y a personne, il se réjouirait et commencerait à pousser des vivats. Il serait dans la joie, il verrait déjà la capitale et il espérerait pouvoir entrer dans la ville pour piller, manger, boire, s'amuser. À ce moment, les Noirs battraient les tambours, commenceraient à hurler terriblement, lâcheraient les bêtes sauvages et, avec des flèches, les pousseraient vers les ennemis. Là-bas régnerait une grande panique, du désordre et de la confusion. Alors Mathias, à la tête de la cavalerie, s'élancerait sur les ennemis et derrière lui suivrait l'infanterie.

Le combat serait terrible, mais tant mieux ! Ainsi, une fois pour toutes, Mathias leur donnerait une leçon.

Cela ne pouvait pas ne pas réussir. La terreur est plus grande lorsque l'homme ne s'attend à rien, qu'il est content[T9] et que tout à coup quelque chose fond sur lui.

J'ai oublié de signaler deux choses : lorsque les soldats de Mathias avaient abandonné les tranchées, ils y avaient laissé intentionnellement beaucoup de vodka[5], de la bière et du vin. Puis, pour rendre les animaux encore plus furieux, près des cages on avait placé de grands tas de paille, de papier, de bois destinés à être allumés lorsqu'on ouvrirait les cages.

On pouvait craindre en effet que les lions ne se jetassent sur l'armée de Mathias.

D'autres avaient conseillé encore de lâcher quelques serpents.

— Il est préférable de laisser les serpents en paix, avait dit Klu-Klu. Car ils sont capricieux et on ne peut jamais prévoir comment ils se comporteront.

« Quant aux lions, soyez tranquilles… »


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Notes

[1] Manifeste : ici employé comme nom commun masculin, il signifie « déclaration écrite, publique et solennelle, par laquelle un gouvernement, une personnalité ou un groupement politique expose son programme, justifie sa position ». Dans un autre contexte, ce mot peut aussi désigner le document officiel déclarant la liste des passagers ou des marchandises d’un avion ou d’un bateau, et il a encore un sens différent quand il est utilisé comme adjectif (certain, avéré). [D’après Le petit Robert]

[2] Observation : pendant très longtemps, les adultes ont cru que parce qu’ils les avaient engendrés, les enfants leur appartenaient, au sens ou l’on possède un objet. Cette notion a été progressivement déclassée puis rendue illégale — par la Convention internationale des Droits de l’enfant (1989) — au profit de celle de responsabilité (coresponsabilité parentale). [N.d.W.]

[3] Ancienne unité itinéraire russe valant 1 067 m.

[4] Fat : sot, nom commun masculin (mais ce peut aussi être un adjectif) signifiant « poseur, prétentieux, vaniteux, suffisant ». [D'après Le Petit Robert]

[5] Vodka : mot russe. Eau de vie de grain de seigle ou d’orge, au fort degré d’alcool. La vodka est à la Pologne et à la Russie ce que le vin est à la France. [N.d.W.]

 

 

 

Commentaires sur la traduction

[T1] En remplacement de : « mettre à exécution »

[T2] En remplacement de : « Il est interdit ! Il n’est pas beau ! ou il n'est pas poli ! »

[T3] En remplacement de (inversion plus virgule) : « En effet il en fut ainsi en partie »

[T4] En remplacement de (inversion) : « Juste à ce moment le renfort arriva »

[T5] Ajout de « leur »

[T6] En remplacement de : « mais ils racontèrent cette histoire de l'un à l'autre »

[T7] En remplacement de : « aisé » (désuet)

[T8] En remplacement de : « ajoutent foi » (désuet)

[T9] En remplacement de (accord) : « qu'il soit content »

 

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01/09/2004 - Revu le : 22/09/04