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(50) Le roi Mathias Ier

 

 

Le fils du vieux roi avançait, avec toute son armée, dans la direction des forteresses détruites.

Le ministre de la Guerre avait deviné juste, il s’y connaissait. Le jeune roi avançait lentement, et cela, le ministre de la Guerre ne l’avait pas prévu.

Ce jeune roi devait être très prudent, il était obligé d’aller lentement pour que ses troupes puissent creuser autour d’elles des fossés et des tranchées. Il menait sa première guerre et craignait d’être encerclé. Il ne commettrait pas la faute qui avait été commise au début de l’autre guerre lorsque son père avait laissé entrer Mathias dans son pays. Ce dernier lui avait ensuite coupé la retraite. Le jeune roi devait faire très attention et ne devait pas perdre cette guerre. Autrement tous diraient : « Le vieux roi était meilleur, nous préférons le père au fils. » Donc, il devait montrer que justement il était le meilleur.

Il préférait aller lentement, prudemment, et du reste, pour quelle raison aurait-il dû se presser ? De toute manière, Mathias ne pouvait pas[T1] faire la guerre ; l’armée allait à l’école, les enfants abîmaient les canons. Là-bas, dans la capitale de Mathias, résidait et veillait un espion prudent, le journaliste, qui s’employait à créer le désordre et la plus grande confusion.

C’était une très bonne chose que les enfants, et en plus les espions, aient dérangé le télégraphe et abîmé les voies du chemin de fer. Ainsi Mathias ne pourrait pas apprendre très vite des nouvelles de la guerre, ni envoyer au front autant de soldats qu’il faut.

Ainsi pensait le fils du vieux roi et il ne se pressait point. Que l’armée ne se fatigue pas, afin qu’elle puisse livrer bataille devant la capitale de Mathias. Car il était évident qu’une bataille devait avoir lieu.

L’armée marchait, avançait, et personne ne l’arrêtait. La population, voyant que personne ne la défendait et en colère contre Mathias, non seulement ne faisait aucune résistance, mais elle se réjouissait et saluait l’ennemi comme un sauveur.

— Allez à l’école, les enfants, le règne de Mathias est terminé ![T2]

Tout à coup un parlementaire apparut qui agitait un drapeau blanc.

— Ah ! Ah ! Mathias est au courant de la guerre[T3].

Le jeune roi prit connaissance de la lettre de Mathias et ricana.

— Oh ! Votre Mathias est généreux, il m’offre la moitié de son or. Qui ne convoiterait pas un tel cadeau ?

— Que dois-je répondre à mon roi ? Si la moitié de l’or ne suffit pas, nous pouvons donner plus. Je vous demande votre réponse !

— Et bien ! Dis à ton Mathias qu’on ne négocie pas avec des enfants, on leur donne seulement le fouet. Et ne m’apporte plus aucune autre lettre, car il pourrait t’en cuire. Va t’en et vite !

Il jeta la lettre de Mathias à terre et la foula aux pieds

— Votre Majesté Royale, la loi internationale exige qu’on réponde aux lettres royales.

— Alors donc, je répondrai.

Sur la lettre de Mathias, chiffonnée et tachée de boue, il écrivit cinq mots : « Je ne suis pas fou. »

Sur ces entrefaites, la capitale avait appris que la guerre était commencée et l’envoi de la lettre de Mathias. Avec impatience, elle attendait la réponse. Lorsque la réponse fut connue, tous furent pris de rage.

— C’est un fat[1], un goujat[2]. Attends, nous t’apprendrons à vivre !

La ville se mit sérieusement à préparer sa défense.

— Nous t’apprendrons à vivre !

Tous, comme un seul homme, s’étaient rangés aux côtés de Mathias. Ils avaient oublié les rancunes et les colères, mais ils se souvenaient des mérites de Mathias. Maintenant, non seulement le journal, mais tous écrivaient, parlant de Mathias : « Mathias, le Réformateur », « Mathias, le Héros ».

Dans les usines, on travaillait jour et nuit. Les soldats s’exerçaient dans les rues et sur les places. Tous répétaient les mots de Mathias : Vaincre ou périr !

Chaque jour arrivaient des nouvelles fraîches et des rumeurs, les unes mauvaises, les autres bonnes.

— L’ennemi s’approche de la capitale.

— Le roi triste a promis son aide à Mathias.

— Bum-Drum envoie toute son armée noire.

Et lorsque Klu-Klu conduisit pour la première fois dans les rues ses cinq cents amis noirs, un grand enthousiasme s’empara des habitants, Klu-Klu fut couverte de fleurs et portée à bout de bras. Il y en avait beaucoup qui disaient :

— En vérité, Klu-Klu est bien noire, mais ce n’est pas une raison pour que Mathias ne puisse l’épouser.

Pendant ce temps, l’ennemi approchait vraiment.

Et la bataille commença.

On entendait des coups dans la ville. Le soir, des gens montaient sur les toits et ils disaient qu’ils voyaient des lueurs d’incendie. C’était la vérité.

Au second jour de la bataille, les coups s’entendaient déjà moins distinctement. On disait que Mathias avait vaincu et qu’il pourchassait maintenant l’ennemi.

Le troisième jour, tout fut calme.

— L’ennemi a fui certainement au loin !

Mais une autre nouvelle arriva du champ de bataille. L’ennemi à vrai dire avait reculé effectivement de cinq verstes[3] mais il n’avait pas été battu. Seulement il occupait les tranchées préparées à tout hasard.

On pouvait gagner la bataille, mais Mathias possédait peu de canons, peu de poudre. On aurait pu vaincre, l’ennemi ne s’attendant pas à ce que la capitale se défendît avec énergie. Mais Mathias était obligé d’économiser la poudre pour ne pas rester sans munitions.

Dommage ! Comment faire ?

Entre-temps, l’espion journaliste était arrivé chez le roi ennemi. Le jeune roi se précipita avec rage sur lui.

— Qu’as-tu raconté ? Que Mathias n’avait ni poudre, ni canons. Je ne sais par quel nom t’appeler. Si je n’avais pas été prudent, j’aurais pu perdre déjà la guerre.

L’espion raconta ce qui s’était passé. Mathias l’avait découvert et il avait tiré sur lui. À grand-peine, il s’était enfui. Durant une semaine il avait dû se cacher dans une cave. Quelqu’un avait dû le trahir, car Mathias était sorti en ville et avait constaté lui-même le désordre épouvantable qui y régnait. Il parla de Félix aussi, et de tout ce qui s’était passé.

— Chez Mathias, les choses vont mal !

« II a peu de poudre et peu de canons[T4]. Mais il est plus facile de se défendre que d’attaquer. En outre, il est à proximité de sa capitale et il a tout sous la main. Nous sommes obligés d’amener tout de loin. Seuls, nous n’en viendrons pas à bout. L’ami des rois jaunes doit venir à notre aide.

— Il doit ou il ne doit pas ! Il ne m’aime pas beaucoup. Du reste, s’il vient à notre aide il faudra partager avec lui.

— Il n’y a pas moyen d’agir autrement.

— Il serait peut-être mieux d’accepter la moitié de l’or et d’interrompre la guerre, pensait le jeune roi.

Alors l’espion journaliste partit aussitôt vers la capitale du roi ami des rois jaunes pour l’inciter à attaquer Mathias.

Mais le roi ne voulut pas.

— Mathias ne m’a fait aucun mal.

L’espion lui fit remarquer qu’il devait sortir de sa réserve car, de toute façon, Mathias perdrait la guerre. Le jeune roi était déjà près de la capitale. Il avait parcouru seul tout ce chemin, maintenant il se tirerait d’affaire seul. Et après ? Il prendrait tout pour lui. Le jeune roi n’avait pas besoin d’aide, seulement il voulait partager équitablement avec lui, pour qu’il n’y ait pas de jalousie.

— Alors, je vais tenir conseil avec le roi triste. Ou nous agirons ensemble ou aucun de nous ne bougera.

— Combien de temps dois-je attendre la réponse ?

— Trois jours !

— Bon !

L’ami des rois jaunes écrivit donc au roi triste et lui demanda ce qu’il pensait faire. La réponse arriva, disant que le roi triste était gravement malade et ne pouvait écrire. Puis arriva la lettre de Mathias, demandant qu’on lui vînt en aide, car on l’attaquait à l’improviste :

 

« Voyez comment il est. Il a feint d’être mon ami. Il m’a offert un port et vendu des navires, et alors il a fait sauter deux de mes forteresses et, profitant de ce que les enfants avaient détérioré le téléphone et le télégraphe, il est entré avec son armée. Lorsque je lui ai demandé quels étaient ses griefs, et si c’était sérieusement qu’il m’avait offert un port, et lui ayant offert la moitié de mon or, il a débité des sottises et m’a écrit : "Je ne suis pas fou." On n’agit pas ainsi. »

 

La même lettre, mais beaucoup plus cordiale[4], fut envoyée au roi triste par Mathias.

Le roi triste n’était pas du tout malade, seulement, comme au temps où il était parti en secret chez Mathias, il avait fait appeler le docteur et maintenant personne sauf le médecin n’avait le droit d’entrer dans sa chambre sous prétexte qu’il était gravement malade.

Le docteur entrait chaque matin dans la chambre à coucher vide, et il faisait semblant d’examiner le roi. Il apportait différents médicaments qu’il jetait aussitôt, et des aliments qu’il mangeait lui-même.

Lorsque le roi triste revint de voyage et se mit au lit véritablement, il était très fatigué et tous croyaient qu’il était convalescent, car il est pénible et désagréable de voyager dans un pays en état de guerre, mais cela est encore plus difficile lorsqu’il faut se cacher pour ne pas être reconnu.

Dès que le roi triste eût pénétré dans son cabinet et lu les deux lettres, il dit aussitôt :

— Préparez le train royal. Je pars chez le roi ami des jaunes.

Le roi triste pensait qu’il le convaincrait de venir en aide à Mathias, mais il ne soupçonnait pas quel stratagème l’espion rusé allait encore inventer.


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Notes

[1] Fat : sot, adjectif et nom commun signifiant « poseur », « prétentieux », « vaniteux », « suffisant ».[D'après Le Petit Robert].

[2] Goujat : vieux nom masculin signifiant rustre, au sens de « malotru », « mufle ». Exactement : « homme sans usage, manquant de savoir-vivre et d’honnêteté et dont les indélicatesses sont offensantes ».[Le Petit Robert]

[3] 1 verste = 1 067 m. Ancienne mesure itinéraire russe [cf. note du chapitre 49].

[4] Cordial : adjectif et nom masculin, signifiant : « qui vient du cœur ». Synonyme de : affectueux, amical, bienveillant, chaleureux, sincère, spontané, sympathique. [Le Petit Robert].

 

 

 

Commentaires sur la traduction

[T1] Ajout de « pas » (ne pouvait pas)

[T2] Correction typographique (tiret de dialogue)

[T3] Idem

[T4] En remplacement de : « Il y a peu de… »

 

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01/09/2004 - Revu le : 29/09/04