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(49) Le roi Mathias Ier

 

 

Les ministres étaient en retard, ils étaient très essoufflés car ils avaient dû venir à pied[T1] et ils n’étaient pas habitués à marcher.

Le maréchal de la Cour annonça qu’ils étaient enfin arrivés, mais ils étaient venus à pied, car les autos avaient été abîmées et quant aux chauffeurs, ils faisaient leurs devoirs pour le lendemain.

Dès le début Mathias dit que tout avait été provoqué par l’espion journaliste.

— Il faut réfléchir à ce qui va arriver.

Aussitôt, ils adressèrent un avis au journal, signifiant que les enfants devaient dès le lendemain retourner à l’école. Celui qui serait prévenu trop tard pourrait arriver en retard, mais il devrait s’y rendre. Les adultes pourraient rester jusqu’à la récréation, puis ensuite ils retourneraient à leurs occupations. On verserait aux sans travail pendant encore un mois la bourse d’étude et ensuite ils pourraient émigrer, s’ils le désiraient, dans le[T2] pays de Bum-Drum qui voulait faire construire chez lui des maisons et des écoles. Pour le moment, les deux Parlements seraient fermés. On commencerait par la réouverture de la Chambre des Députés élus par les adultes et ensuite, on étudierait ce qu’il convenait de faire avec la jeunesse à partir de la quinzième année.

Lorsque la Commission aurait rédigé les règlements nécessaires, le Parlement des enfants serait ouvert lui aussi. Les enfants pourraient dire ce qu’ils désirent, mais le Parlement des adultes statuerait quant à la possibilité de réaliser les demandes exprimées.

— Les enfants ne peuvent pas donner d’ordres aux adultes. Pourront seuls voter pour nommer des députés les enfants qui apprennent bien et sont très bien élevés[T3].

Mathias et tous les ministres signèrent cet appel.

Il y eut un deuxième manifeste signé par Mathias à l’adresse de l’armée, rappelant la dernière guerre et les victoires remportées.

— On nous a fait sauter nos deux plus importantes forteresses.

« … Alors que les héroïques poitrines des soldats deviennent autant de forteresses pour ceux qui oseraient pénétrer sur notre terre. »[T4] Ainsi finissait l’appel signé par Mathias et le ministre de la Guerre.

Le ministre du Commerce demanda aux artisans de réparer rapidement tout ce qui avait été détérioré et que l’on rouvrît les magasins, car la ville ainsi paraissait triste et laide.

Le ministre de l’Éducation Nationale promettait aux enfants que leur « Parlement » serait rouvert d’ici peu, mais à la condition qu’ils se mettent à étudier comme il faut.

Le préfet de police garantit que dès le lendemain matin la police serait à son poste.

— En attendant nous ne pouvons rien faire de plus[T5], dit le président des ministres. Nous sommes obligés de patienter jusqu’à ce que le télégraphe et le service des postes fonctionnent. Alors nous verrons ce qui se passe dans le pays et à l’étranger.

— Que pouvait-il être arrivé ? demandait Mathias avec inquiétude. Il lui semblait suspect que tout marchât si facilement — trop bien même[T6]. Peut-être le « roi triste » l’avait-il seulement effrayé ?

— Nous ignorons ce qui a pu se passer. Nous ne savons rien.

Le lendemain, tout alla bien[T7]. Après la première leçon, au cours de laquelle on lut à nouveau le journal, les instituteurs firent leurs adieux à leurs élèves, puis les adultes se rendirent à leur maison. Auparavant, ils avaient rendu livres et cahiers aux enfants.

À midi tout était comme autrefois. Il faut reconnaître que tous se réjouissaient, les adultes comme les enfants ainsi que les instituteurs.

Les maîtres ne disaient rien aux enfants mais ils étaient très contents, car avec les adultes ils avaient eu beaucoup de soucis. Parmi ceux qui n’avaient pas encore trente ans, il y avait beaucoup de gens mal élevés. Ils se livraient à des provocations, se moquaient, faisaient du tapage au cours des leçons. Les plus âgés s’ennuyaient, ils trouvaient qu’ils n’étaient pas assis confortablement, qu’ils avaient mal à la tête parce qu’il faisait trop chaud, que l’encre était mauvaise. Les vieillards dormaient et ne profitaient point des leçons. Lorsque l’instituteur criait après eux, ils n’en avaient rien à faire[T8], car bon nombre étaient sourds. Les plus jeunes jouaient aux vieux toutes sortes de mauvais tours. Les vieux se plaignaient qu’on ne les laissait pas en paix ! Du reste, les maîtres avaient été habitués aux enfants dans les écoles, ils préféraient donc l’ancien régime.

Dans les bureaux, on ne cessait pas de pester, parce que les enfants avaient mis tout sens dessus dessous, mais au fond les employés pensaient que cela valait mieux ainsi, car si un papier important disparaissait on pouvait rejeter la faute sur les enfants.

Il y a en effet différentes sortes de fonctionnaires : les uns ont des dossiers en ordre, et les autres s’accommodent d’un certain désordre.

Dans les usines, c’était pire ; les chômeurs aidaient volontiers à remettre de l’ordre car ils pensaient que si l’on voyait la façon dont ils travaillaient, alors on les garderait peut être.

Il y eut quelques petits incidents, mais la police s’était bien reposée et s’était mise au travail dès le matin. Les voleurs se tenaient cois[1]. Pendant tout ce temps, ils s’étaient engraissés et avaient beaucoup amassé. Ils craignaient maintenant d’avoir tout cela sur la conscience. Quelques-uns, voleurs d’occasion, avaient même rendu ce qu’ils avaient dérobé.

Lorsque le soir, l’automobile royale circula en ville[T9], il était difficile de se rendre compte de la situation de la ville.

Mathias attendait les nouvelles. Le soir il devait tout savoir.

Pendant ce temps, Klu-Klu avait recommencé les leçons avec les enfants noirs. Mathias y assista et il s’étonna que les enfants noirs apprissent si vite.

Klu-Klu expliqua qu’elle avait choisi pour chefs de cent les élèves les plus doués, les plus appliqués. Les autres n’apprendraient pas aussi vite.

La pauvre Klu-Klu ne se doutait pas que ses leçons bientôt seraient interrompues dans de tristes circonstances.

Comme d’habitude, le président des ministres était arrivé le premier. Hier, si le premier arrivé était le ministre de la Guerre, c’était pour la raison qu’il était habitué à marcher.

Le président des ministres portait sous son bras un paquet de papiers. Il paraissait triste et soucieux.

— Qu’y a-t-il Monsieur le Président ?

— Cela va mal ! soupira-t-il. Mais on pouvait t’y attendre. Peut-être est ce mieux ainsi !

— De quoi s’agit-il ? Parlez vite !

— La guerre… !

Mathias tressaillit.

Tous se réunirent.

Le vieux roi avait abdiqué en faveur de son fils et lui avait remis la couronne. Le fils avait déclaré la guerre, aussitôt il s’était mis en route avec son armée en direction de la capitale de Mathias.

— Alors, il a passé la frontière ?

— Il y a deux jours ; il a déjà parcouru quarante verstes[2].

La lecture des dépêches et des lettres commença. Cela dura longtemps, Mathias ferma les yeux, il écoutait et méditait mais ne disait rien.

— Peut-être est ce mieux ainsi ?

Le ministre de la Guerre prit la parole.

— Je ne sais pas encore quel chemin l’ennemi a choisi, mais je pense qu’il marche dans la direction des deux forteresses qu’il a fait sauter. S’il marche[T10] vite, il pourrait atteindre la capitale en cinq jours. S’il traîne, nous l’aurons dans dix jours.

— Comment ? Nous n’irons pas à sa rencontre ? s’écria Mathias.

— Impossible. La population devra se défendre toute seule. Quelques petits détachements seront envoyés : dommage pour les hommes et les fusils ! À mon avis, il faut les laisser venir ! La principale bataille aura lieu dans la plaine devant la capitale. Là, ou nous vaincrons, ou…

Il n’acheva pas sa phrase.

— Peut-être que les deux autres rois nous aideront, ajouta le ministre des Affaires Étrangères.

— Il est trop tard pour cela, remarqua le ministre de la guerre. Du reste, je n’ai aucune connaissance de leurs intentions.

Le ministre des Affaires Étrangères parla longuement de ce qu’il fallait faire pour que ces deux rois déclarent la guerre au premier.

— On peut compter avec certitude sur le roi triste. Seulement. Il n’aime pas la guerre, il n’a pas beaucoup de soldats. Tout seul, il ne peut rien faire. À l’autre guerre, il n’avait pas pris une part active, il était resté seulement en réserve. Il fera la même chose que le second à qui Mathias avait cédé tous les rois jaunes et qui par conséquent n’a pas besoin de se battre.

« Mais qui sait ? Peut-être veut-il aussi accaparer une partie des Noirs ? »

Le président des ministres prit la parole.

— Messieurs ! Vous pouvez ne pas faire ce que je propose, mais ne vous mettez pas en colère. Voici mon conseil. Envoyez une note à l’ennemi disant que nous ne voulons pas la guerre et qu’il dise franchement de quoi il s’agit. Je pense qu’il veut seulement recevoir de nous un tribut. Je vais tout de suite vous expliquer. Pourquoi nous a-t-il cédé sans guerre un port et a-t-il vendu à bon marché dix navires ? Parce qu’il voulait que Bum-Drum puisse envoyer de l’or. Nous avons beaucoup d’argent. Qu’est-ce que cela peu nous faire de lui en donner la moitié ?

Mathias garda le silence et serra les poings.

Monsieur le Président, dit le ministre des Finances, je pense qu’il n’acceptera pas. Pourquoi devrait-il prendre[T11] la moitié de l’or alors qu’il peut tout le prendre ? Pourquoi doit-il interrompre la guerre quand il peut la gagner[T12] ?

— Monsieur le ministre de la Guerre, vous avez la parole.

Mathias serra les poings, si fortement que ses ongles entrèrent dans la chair. Il attendait.

— Je pense qu’il faut envoyer la note, dit le ministre de la Guerre. S’il répond, nous répliquerons. Je ne m’y connais pas beaucoup. Mais je sais que cela peut durer plusieurs jours, admettons même un jour. Maintenant, chaque heure est précieuse. En attendant, nous réparerons cent… disons cinquante canons et quelques milliers de fusils.

— Et s’il accepte de prendre la moitié de l’or et d’interrompre la guerre ? demanda Mathias d’une voix calme et douce, un peu étrange comme si elle n’était pas la sienne.

Il se fit un silence. Tous regardaient le ministre de la Guerre qui, de pâle, était devenu pourpre et redevint de nouveau pâle. Il dit très vite.

— Acceptez !

Il ajouta encore :

— Nous seuls, nous ne pouvons gagner cette guerre ; quant à solliciter de l’aide, il est trop tard !

Mathias ferma les yeux et resta assis ainsi jusqu’à la fin de la délibération. Certains ministres pensaient qu’il s’était endormi. Mais Mathias ne dormait pas et chaque fois qu’au cours de la rédaction de la note, on disait : « Nous prions le roi ennemi… » les lèvres de Mathias se mettaient à trembler.

Comme il tenait la plume pour signer, il demanda seulement :

— Ne peut-on mettre un autre mot à la place de « prions » ?

On recommença la lettre et le mot « prions » fut remplacé par « désirerions ».

— Nous désirerions interrompre la guerre !

— Nous désirerions terminer le litige pacifiquement.

— Nous désirerions payer les frais de la guerre avec la moitié de notre or.

Mathias signa.

Il était deux heures du matin.

Tout habillé, Mathias se jeta sur son lit, mais il ne dormit pas.

Le jour vint, Mathias ne dormait toujours pas.

— Vaincre ou périr ! répétait-il.


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Notes

[1] Coi (coite au féminin), adjectif signifiant : tranquille et silencieux ; voir aussi l’expression « en rester coi » : abasourdi, muet, sidéré, stupéfait. [Extrait des explications du dictionnaire Le Petit Robert]

[2] 1 verste = 1 067 m, soit un peu plus de 1 km (40 vertes = 42, 680 km). Ancienne mesure itinéraire russe (la Pologne n’avait retrouvé son indépendance qu’en 1918, soit quatre ans seulement avant l’écriture de ce livre). [D’après Le Petit Robert]

 

 

 

Commentaires sur la traduction

[T1] En remplacement de (accord de temps) : « ils devaient se rendre à pied »

[T2] En remplacement de : « aux pays »

[T3] En remplacement de : « et sont parfaitement élevés » (être bien élevé)

[T4] Correction typographique

[T5] En remplacement de : « …faire rien de plus » (inversion). Idem phrase suivante.

[T6] Amélioration typographique

[T7] Correction typographique avec saut à la ligne marquant la fin du dialogue précédent.

[T8] En remplacement de : « ils n’en avaient aucun souci »

[T9] En remplacement de : « par la ville » - Problème d’accord des temps et de répétition du mot « ville ».

[T10] Correction d’un accord de temps : « S’il marchait vite ».

[T11] En remplacement de : « Pourquoi doit-il prendre la moitié de l’or, lorsqu’il peut prendre tout ».

[T12] En remplacement de : « vaincre »

 

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01/09/2004 - Revu le : 20/09/04