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(48) Le roi Mathias Ier

 

 

Félix attends ! Nous parlerons de tout cela calmement plus tard[T1]. Ce qui est fait, est fait[T2] ! Dans le danger, il faut être calme et prudent. Il faut penser, non pas[T3] à ce qui a eu lieu ou aurait dû se produire, mais à ce qui doit arriver.

Félix voulait tout raconter immédiatement, mais Mathias ne voulait pas perdre un seul instant.

— Félix, écoute-moi ! Le téléphone est hors d’usage. Je n’ai que toi, uniquement. Sais-tu où habitent les ministres ?

— Y a-t-il quelque chose que je ne sache pas ? Ils habitent dans des rues différentes. Mais cela ne fait rien, j’ai de bonnes jambes. Pendant deux ans, j’ai été crieur de journaux. Certainement, tu veux les convoquer.

— Sur-le-champ !

Mathias jeta un regard sur sa montre.

— Combien de temps te faut-il pour faire le chemin ?

— Une demi-heure.

— Bien, donc dans deux heures, ils doivent tous être au palais dans la salle du trône. Et dis à celui qui prétendra être souffrant qu’il se souvienne que je suis un descendant d’Henri…

— Ils viendront ! Je le leur dirai ! dit Félix.

Il se débarrassa de ses chaussures vernies et de l’élégante redingote avec les décorations. Sur la table, il y avait un flacon avec de l’encre d’imprimerie. Félix couvrit de taches son pantalon, ses mains et sa figure et, pieds nus, en toute hâte, il partit pour convoquer les ministres.

Mathias de son côté courut vite au palais royal, car avant la séance avec les ministres il voulait encore parler avec le roi triste.

— Où est le Monsieur qui parlait avec moi ce matin ? demanda-t-il tout essoufflé à Klu-Klu qui venait à peine de lui ouvrir la porte.

— Ce Monsieur est sorti et a laissé une lettre sur le bureau.

Mathias se précipita à son cabinet. Il avait un mauvais pressentiment. Il ouvrit la lettre et il put lire ceci :

 

« Cher et bien-aimé Mathias,

« II est arrivé ce que je craignais le plus. Je suis obligé de te quitter. Mon cher Mathias, si je ne te connaissais pas je t’aurais proposé de m’accompagner dans mon pays, mais je sais que tu n’aurais pas accepté. Je pars par la route du Nord. Si tu le voulais, tu pourrais à cheval me rejoindre en deux heures.

« Je m’arrêterai à l’auberge. J’attendrai. Peut-être viendras-tu ? Sinon rappelle-toi que je reste ton ami. Aie confiance en moi, même au moment où tu jugeras que je te trahis. Le peu que je ferai, ce sera pour ton bien. Je te demande une seule chose : tout cela doit être un secret. Personne ne doit avoir connaissance de ma visite. Brûle la lettre immédiatement. J’ai pitié de toi, mon pauvre enfant ! Tu n’as plus ni père, ni mère et je voudrais t’épargner au moins une partie des malheurs qui t’attendent. Peut-être partiras-tu avec moi ? Il faut absolument que tu brûles ma lettre ! »

 

Mathias lut vite la lettre et alluma une bougie qu’il toucha avec un coin du papier. Le papier commença à s’enflammer et une flamme brilla, le papier se tordit et devint tout noir. La flamme brûlait les doigts de Mathias mais il n’y faisait pas attention.

Mon âme souffre plus que mes doigts, pensait-il.

En face de son bureau, sur le mur, il y avait les portraits de sa mère et de son père.

— Pauvre orphelin solitaire ! soupira Mathias en contemplant l’image de ses parents.

Il soupira profondément. Il ne lui était pas permis de pleurer. Dans un instant il mettrait sa couronne, il ne devait pas avoir les yeux rouges.

Klu-Klu entra silencieusement dans la pièce et elle se tenait là si humblement que Mathias, irrité tout d’abord par sa présence, se domina et lui demanda avec douceur :

— Que veux-tu, Klu-Klu ?

— Le roi blanc cache devant Klu-Klu ses soucis. Le roi blanc ne veut pas confier ses secrets à la noire et sauvage Klu-Klu[T4]. Mais Klu-Klu sait et elle n’abandonnera pas le roi blanc dans le besoin.

Klu-Klu dit cela, solennellement, tenant ses deux mains levées vers le haut. De la même façon que[T5] le roi Bum-Drum avait prêté serment.

— Que sais-tu, Klu-Klu ? demanda Mathias ému.

— Les rois blancs envient à Mathias… son or ! Ils veulent le vaincre et le tuer. Le roi triste a pitié de Mathias, mais il est faible, donc il a peur des rois blancs puissants.

— Tais-toi, Klu-Klu !

— Klu-Klu gardera le silence comme un tombeau, mais Klu-Klu a fait connaissance du roi triste. Les cendres de cette lettre peuvent trahir Mathias, mais pas Klu-Klu.

— Tais-toi, pas un mot de plus, cria Mathias, jetant les cendres de la lettre brûlée à terre et les foulant aux pieds.

Klu-Klu jura qu’elle ne dirait plus rien.

Il était temps de finir cette conversation, car les laquais revenaient justement de l’école. Ils entrèrent en se bousculant dans le cabinet.

Mathias devint cramoisi de colère.

— Que signifie ce vacarme ? Depuis quand les laquais du Roi se permettent-ils de pénétrer avec un pareil bruit dans le cabinet royal ? N’avez-vous pas eu assez de temps pour vous amuser à l’école ?

Le maître des cérémonies était devenu rouge jusqu’aux oreilles.

— Votre Majesté Royale ! En leur nom, je demande pardon. Ces pauvres garçons, depuis leur enfance, ont été privés de jeux. Au début, ils ont été grooms et marmitons, ensuite laquais. Pendant toute leur vie ils ont dû rester silencieux. À présent, ils sont déchaînés !

— Bon ! Préparer la salle du trône. Dans une demi-heure la conférence aura lieu.

— Oh ! J’ai tant de leçons à apprendre pour demain ! Se lamentait un de ces laquais.

— J’ai une carte à dessiner !

— J’ai six problèmes à résoudre et une page entière…

— Vous n’irez pas à l’école demain, coupa sévèrement Mathias.

Ils s’inclinèrent et sortirent sans faire de bruit, mais au seuil de la porte, ils furent sur le point de se tirer les cheveux[T6]. L’un d’eux fut poussé violemment et de son menton heurta la clenche de la porte. Félix entra en coup de vent, malpropre, en sueur, le pantalon déchiré :

— J’ai tout arrangé[T7], tout le monde viendra.

Et il se mit à raconter que les journaux écrivaient la vérité, que lui, Félix, volait de l’argent et acceptait des pots de vin. Lorsqu’il remplaçait Mathias aux audiences il remettait une partie seulement des paquets préparés et gardait pour lui ceux qui lui plaisaient. À d’autres, qui lui donnaient de l’argent ou des cadeaux, il attribuait les meilleurs paquets. Il avait quelques camarades, entre autres Antoine, qui venaient chaque jour et se servaient ; mais il n’était pas un espion. Le journaliste lui avait tout conseillé : de se faire appeler Baron, d’exiger une décoration. Il feignait d’être son ami. Mais un jour il exigea la falsification d’un document par lequel Mathias mettait à la porte tous les ministres, privait les adultes de tous leurs droits et spécifiait que les enfants devaient gouverner. Félix ne voulait pas accepter. Alors le journaliste, mettant son chapeau sur sa tête, dit :

— En ce cas, je vais chez le Roi et je dis que tu voles les colis, que tu acceptes des pots de vin. Félix fut effrayé, il ne comprenait pas comment l’autre savait cela, il pensait naturellement que les journalistes savent tout, mais à présent, il voyait bien que c’était un espion. Encore une chose, un papier avait été falsifié, une sorte de proclamation à l’adresse des enfants du monde entier, ou quelque chose de semblable.

Mathias croisa les mains derrière son dos et marcha longuement dans son cabinet.

— Félix, tu as fait beaucoup de mal, mais je te pardonne.

— Quoi ! Me pardonner ? … Si Votre Majesté Royale me pardonne je sais ce que je ferai.

— Que feras-tu ? demanda Mathias.

— Je raconterai tout à mon père, à ce propos, il me corrigera de telle façon que je m’en souviendrai.

— Félix, ne fais pas cela. À quoi bon ! tu peux racheter ta faute autrement. Le moment est sérieux, j’ai besoin d’hommes. Tu peux m’être utile.

— Le Ministre de la Guerre est arrivé ! annonça le Maréchal de la Cour.

Mathias posa la couronne sur sa tête — hélas ! comme elle était lourde cette couronne — et il entra dans la salle du trône.

— Monsieur le ministre de la Guerre ! Qu’avez-vous à me dire ? Soyez bref, parlez sans détours, car moi aussi, je sais beaucoup de choses.

— J’informe Votre Majesté Royale que nous avons trois forteresses (il y en avait auparavant cinq), quatre cents canons (il y en avait mille) et deux cent mille fusils utilisables. Des cartouches, nous en avons pour dix jours de guerre (il y en avait autrefois pour trois mois).

— Et les brodequins, les havresacs[1], les biscuits ?

— Les dépôts en sont pleins, seulement la marmelade a été mangée.

— Vos renseignements sont-ils exacts ?

— Tout à fait !

— Pensez-vous que la guerre sera pour bientôt ?

— Je ne m’occupe pas de la politique.

— Peut-on rapidement remettre en service les canons et fusils abîmés ?

— Une partie est considérablement endommagée, d’autres pourront être réparés, si les fours et chaudières dans les usines sont en bon état.

Mathias se souvint de l’usine qu’il avait visitée et baissa la tête. La couronne était devenue encore plus lourde.

— Monsieur le Ministre, quel est l’état d’esprit dans l’armée ?

— Les soldats et les officiers gardent rancune. Ce qui les blesse le plus c’est qu’ils doivent aller à l’école avec des civils.

— … Quand j’ai été destitué…

— … L’avis de destitution était un faux. J’ignorais tout. La signature était imitée.

Le ministre de la Guerre fronça les sourcils.

— Quand j’ai reçu cet avis, une délégation ou quelque chose de semblable est venue chez moi, elle exigeait des écoles militaires. Et cette délégation a reçu de ma part une réponse dans ce genre :

« Allez à l’école civile, si l’ordre est donné d’aller à l’école civile, allez au feu, allez en enfer[T8] même, un ordre est un ordre ! »[T9]

— Eh bien, si tout redevenait comme autrefois, me pardonneraient-ils ? s’informa le jeune roi.

Le Ministre de la Guerre tira son sabre.

— Votre Majesté Royale, en commençant par moi jusqu’au dernier soldat, tous comme un seul homme. Avec le roi-héros à notre tête, pour la patrie, pour l’honneur militaire !

— C’est bien, c’est très bien !

« Tout n’est pas encore perdu » pensa Mathias.


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Notes

[1] Sac contenant l’équipement du fantassin et porté sur le dos à l’aide de bretelles. [Le Petit Robert]

 

 

 

Commentaires sur la traduction

[T1] En remplacement de (inversion) : « Plus tard nous parlerons de tout cela calmement »

[T2] En remplacement de (expression) : « À chose faite, point de remède »

[T3] Ajout de « pas » : « non pas à… » en remplacement de : « non à… »

[T4] En remplacement de : (inversion) « ne veut pas à la noire et sauvage Klu-Klu confier ses secrets »

[T5] Ajout de « que » (il manquait une virgule).

[T6] En remplacement de : « de se prendre aux cheveux »

[T7] En remplacement de : « J’ai arrangé tout »

[T8] En remplacement de : « à l’enfer »

[T9] Correction typographique : remplacement d’un tiret de dialogue par des guillemets indiquant que les deux phrases ainsi reliées appartiennent à la même personne.

 

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01/09/2004 - Revu le : 20/09/04