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(47) Le roi Mathias Ier

 

 

Mathias qu’as-tu fait ? dit le roi triste. Mathias, réfléchis, car un grand danger te menace. Dommage que tu gâches ta vie. Je suis venu pour te prévenir. J’ai peur d’être arrivé trop tard. Je serais déjà venu il y a une semaine, mais depuis que les enfants conduisent les trains, vos chemins de fer ne valent rien. Depuis la frontière, j’ai voyagé dans une charrette de paysan. Peut-être que c’était mieux ainsi, j’ai traversé[T1] beaucoup de villages et de petites villes et je sais ce que le peuple pense de toi. Mathias, cela va mal, crois-moi !

Le roi triste, dans le plus grand secret, avait quitté son État pour sauver Mathias.

— Qu’est-il arrivé exactement ? demanda Mathias révolté.

— Beaucoup de choses fâcheuses viennent de se passer, mais on te trompe et on te cache tout. Tu ne sais absolument rien.

— Je sais tout, dit Mathias offensé, tous les jours, je lis le journal. Petit à petit les enfants s’adaptent, la Commission travaille. Aucune réforme ne peut être menée à bonne fin sans bouleversement. Je sais qu’il règne une certaine confusion.

— Écoute, Mathias, tu lis seulement un seul journal. Dans ton journal, tout est mensonge. Lis d’autres journaux.

Le roi triste posa sur le bureau un paquet de gazettes qu’il avait apportées.

Lentement, Mathias déplia les journaux. Il lut seulement les en-têtes, imprimés en gros caractères. Il n’était pas nécessaire de lire pour savoir ce qu’on écrivait. Les yeux de Mathias s’obscurcissaient.

— Le roi Mathias est devenu fou !

— Le roi se marie avec une guenon africaine !

— Le règne des diables noirs !

— Le ministre voleur. Un espion s’évade de sa prison !

— Le crieur de journaux Félix devient Baron !

— Explosion de deux forteresses !

— Nous n’avons ni canons, ni poudre !

— À la veille de la guerre, les ministres enlèvent les trésors !

— À bas le roi tyran !

— Mais, cria Mathias, ce sont de purs mensonges. Quel est ce règne de diables noirs ? Les enfants noirs ? Les enfants noirs sont venus chez nous pour apprendre. Ils nous sont utiles. Lorsque les loups se sont échappés, eux, au risque de leur vie, ils[T2] les ont chassés vers leur cage et Klu-Klu a eu la main mise en lambeaux. Et quand il n’y avait personne pour ramoner les cheminées parce que les enfants blancs ne voulaient pas faire ce travail et que des incendies éclataient, les enfants noirs sont devenus ramoneurs. Nous avons des canons et nous avons de la poudre. Je sais que Félix était crieur de journaux, mais il n’est pas un voleur, et moi je ne suis pas un tyran !

— Mathias, ne te mets pas en colère, cela ne t’aidera en rien. Je te dis que cela va mal. Si tu veux, nous irons en ville et tu seras toi-même convaincu.

Mathias se déguisa en garçon du commun et le roi triste s’habilla très simplement. Et ils sortirent.

Ils longèrent les casernes, près desquelles il était passé autrefois avec Félix quand pour la première fois il s’était décidé à s’échapper du palais la nuit pour aller à la guerre. Oh ! Comme il était heureux alors. Il ne comprenait rien, il était enfant. Maintenant, il savait déjà tout, il n’attendait plus rien.

Un vieux soldat était assis devant la caserne et fumait sa pipe.

— Qu’y a-t-il de nouveau dans l’armée ? demanda Mathias.

— Rien de particulier. Les enfants sont les maîtres. Ils ont brûlé les cartouches pour s’amuser, abîmé les canons. Il n’y a plus d’armée.

Et il se mit à pleurer.

Ils passèrent devant une usine. Là était assis un ouvrier, il tenait un livre sur ses genoux et apprenait par cœur des vers pour le lendemain.

— Qu’y a-t-il de nouveau dans les usines ?

— Entrez et vous verrez. À présent, il est permis à chacun d’entrer.

Ils entrèrent. Dans le bureau, les papiers étaient éparpillés, la principale chaudière avait explosé. Les machines étaient arrêtées. Quelques garçons allaient et venaient dans la salle.

— Que faites-vous ici ?

— On nous a envoyés ici au nombre de cinq cent pour travailler. Les autres ont dit : Nous ne sommes pas des sots ! Et ils sont partis faire l’école buissonnière. Nous, environ une trentaine, nous sommes restés. Nous ne savons rien, tout est brisé. Certains sont partis. Nous, nous balayons un peu. Les parents sont à l’école, et à la maison on s’ennuie, et il est désagréable de recevoir de l’argent quand on ne fait rien.

La moitié des boutiques étaient fermées dans les rues, Pourtant, tous savaient que les loups étaient rentrés dans les cages. Ils entrèrent dans un magasin. Une pimpante fillette faisait office de vendeuse.

— Mademoiselle, pourquoi tant de magasins sont-ils fermés ?

— On a tout volé. Il n’y a pas de police. Il n’y a pas d’armée. Les voyous traînent dans les rues et pillent. Ce que les commerçants avaient, ils l’ont emporté chez eux et le cachent.

Mathias et son compagnon entrèrent à la gare. Sur la voie se trouvait un train déraillé.

— Qu’est-il arrivé ?

— L’aiguilleur est parti jouer à la balle et le chef de gare est allé à la pêche. Le mécanicien ne savait pas où se trouvait le frein de secours, et, il fallait que cela arrive ; il y a eu cent personnes de tuées !

Mathias se mordait les lèvres pour ne pas éclater en sanglots. A proximité de la gare se trouvait un hôpital et là, en quelque sorte, les enfants devaient prendre soin des malades. Quand les docteurs étaient moins chargés de leçons et de devoirs, ils venaient pour une demi-heure. Mais c’était peine perdue. Les malades gémissaient ou mouraient sans secours. Les enfants pleuraient parce qu’ils avaient peur et ne savaient que faire !

— Alors ? Mathias, nous retournons au palais ?

— Non, je dois aller au journal et parler avec le journaliste, répondit Mathias très calmement, mais on sentait que tout bouillait en lui.

— Je ne peux pas aller avec toi, dit le roi triste, car on me reconnaîtrait.

— Je vais revenir tout à l’heure, dit Mathias, et il se mit rapidement à marcher dans la direction du journal.

Le roi le regarda longtemps et secoua la tête, puis il retourna au palais.

Mathias ne marchait plus, il courait tout en serrant les poings, et il sentait bouillonner en lui le sang d'« Henri L’Impétueux ».

— Attends, toi, voleur ! menteur ! escroc ! tu me répondras de tout cela !

Mathias pénétra en coup de vent dans la pièce du journaliste. Près du bureau était assis le journaliste. Félix était couché sur le canapé et fumait un cigare.

— Ah bien ! toi ! Tu es ici ! cria Mathias, tant mieux. Je m’expliquerai avec vous deux. Qu’avez-vous fait ?

— Que Votre Majesté daigne s’asseoir, commença le journaliste de sa voix calme et agréable.

Mathias trembla. Il était certain que le journaliste était un espion. Depuis longtemps son instinct le lui disait, mais à présent il avait tout compris.

— Tiens, voilà pour toi, espion, cria Mathias, et il voulut tirer sur lui avec le revolver dont il ne se séparait pas depuis la guerre. Mais l’espion, d’un mouvement rapide comme l’éclair, saisit la main de Mathias. La balle se perdit au plafond.

— On ne donne pas de revolver aux enfants, dit en souriant le journaliste.

Mais il serrait toujours fortement la main de Mathias au point que la chair se détachait presque des os. La main s’ouvrit toute seule. Le journaliste plaça le revolver dans le bureau et le[T3] ferma à clef.

— Maintenant, nous pouvons parler tranquillement. Qu’a donc Votre Majesté Royale à me reprocher ? D’avoir défendu Votre Majesté dans mon journal ? D’avoir apaisé et exhorté mes lecteurs ; d’avoir vanté Klu-Klu. Pour cela Votre Majesté m’appelle espion et veut tirer sur moi ?

— Et cette sotte loi sur les écoles ?

— En quoi suis-je coupable ? Par leur vote, les enfants en ont décidé ainsi.

— Pourquoi n’avez-vous pas écrit dans le journal que nos forteresses avaient sauté en l’air ?

— Cela aurait dû être rapporté par le ministre de la Guerre. La Nation ne doit pas être mise au courant de ces choses-là. C’est un secret militaire.

— Et pourquoi avez-vous posé tant de questions à propos de l’incendie dans les forêts du roi étranger ?

— Un journaliste doit s’informer de tout car, de ce qu’il apprend, il fait ensuite un choix des nouvelles destinées à son journal. Votre Majesté lisait chaque jour mon journal. Était-il mal rédigé ?

— Oh ! Très bien écrit, même trop bien, et Mathias se mit à rire douloureusement.

Le journaliste regarda Mathias fixement dans les yeux et demanda :

— Est-ce que Votre Majesté m’appellera encore « espion » ?

— Moi, je t’appellerai ainsi ! cria brusquement Félix, et il bondit du canapé.

Le journaliste pâlit et, fou de rage, jeta un regard sur Félix ; puis avant que les deux garçons aient repris leur présence d’esprit, il était déjà à la porte.

— Nous nous reverrons sous peu, morveux ! cria-t-il et il dévala en courant l’escalier.

Devant la maison, se trouvait, on ne sait pas pourquoi, une voiture.

Le journaliste dit quelques mots au chauffeur.

— Attrapez-le, criait Félix par la fenêtre qu’il avait ouverte avec violence.

Mais il était trop tard, la voiture avait disparu au coin de la rue.

Du reste, qui aurait pu l’arrêter ? Quelques badauds s’étaient rassemblés sous la fenêtre avec des enfants et s’interrogeaient :

— Que signifie ce vacarme ?

Mathias était bien étonné de ce qui venait de se passer. Félix en pleurant se jeta à ses pieds.

— Ô mon Roi ! tue-moi ! tout cela est ma faute, sanglotait Félix. Que je suis malheureux, qu’est-ce que j’ai donc fait ![T4]


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Commentaires sur la traduction

[T1] En remplacement de : « je traversais »

[T2] Ajout de « ils », manquant, et supression d’une virgule après « cage »

[T3] En remplacement de : « et ferma à clef »

[T4]Correction typographique : suppression d’un guillemet fermant isolé

 

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01/09/2004 - Revu le : 20/09/04