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(46) Le roi Mathias Ier

 

 

Mathias était assis dans son cabinet et lisait le journal dans lequel tout était raconté. On disait avec précision comment s’était écoulé ce premier jour.

La gazette reconnaissait qu’il n’y avait pas encore beaucoup d’ordre, que le téléphone fonctionnait très mal, que les lettres à la poste n’étaient pas encore triées.

La veille, un train avait déraillé, on ne savait pas encore combien il y avait de blessés, car les fils télégraphiques étaient emmêlés. Il ne pouvait pas en être autrement parce que les enfants n’étaient pas encore habitués. Toute réforme exige du temps. Aucune transformation n’a jamais eu lieu sans une grande répercussion dans la vie économique du pays.

Du reste, la commission travaillait à élaborer avec précision la loi scolaire, pour que les instituteurs, les parents et les enfants soient tous satisfaits.

Brusquement, Klu-Klu fit irruption, elle était réjouie, battait des mains, sautait en l’air.

— Une nouvelle ! Devine de quoi il s’agit ?

— Quoi donc ? demanda Mathias.

— Cinq cents enfants noirs viennent d’arriver.

Mathias avait oublié qu’à un moment donné il avait envoyé par T.S.F.[1], au roi Bum-Drum, une invitation destinée à cinquante enfants noirs, mais au cours de la transmission un incident mécanique s’était produit sans doute et un zéro supplémentaire s’était inscrit. Il en résultait que Mathias invitait non pas cinquante, mais cinq cents enfants.

Mathias perdit contenance, mais Klu-Klu était si heureuse.

— C’est encore mieux. Si beaucoup plus d’enfants apprennent à la fois, on pourra mettre de l’ordre immédiatement dans toute l’Afrique.

Et Klu-Klu s’était mise au travail très sérieusement.

Elle avait mis en rang[T1] tous les enfants dans le parc. Ceux qu’elle connaissait et qu’elle savait raisonnables, elle les avait nommés Chef de Cent, c’est-à-dire que chacun d’eux prenait sous sa tutelle cent enfants. Ces derniers choisirent dix Chefs de Dix. Chaque Chef de Dix avait obtenu une chambre dans le palais d’été et les Chefs de Cent habitaient dans le palais d’hiver de Mathias.

Klu-Klu expliqua aux Chefs de Cent tout ce qui est permis et interdit.

Les Chefs de Cent aussitôt le répétèrent aux Chefs des dizaines et ceux-ci à chacun de leurs dix élèves. C’est de cette même manière que tout devait leur être enseigné.

— Où vont-ils dormir ?

— En attendant, ils peuvent dormir par terre.

— Et que vont-ils manger ? demanda Mathias, car les cuisiniers sont à l’école.

— Provisoirement, ils peuvent manger de la viande crue, cela leur est tout à fait égal.

Klu-Klu n’aimait pas perdre du temps et immédiatement après le dîner elle donna la première leçon.

Elle expliquait si clairement qu’au bout de quatre heures ses élèves savaient déjà quelque chose et commençaient à enseigner les chefs de dix. Tout allait très bien. C’est alors qu’arriva en trombe un émissaire[2] à cheval avec la nouvelle que les enfants avaient ouvert, par inadvertance, la cage des loups au parc zoologique, et que tous les loups s’étaient sauvés. En ville, les gens étaient tellement effrayés que personne n’osait sortir dans la rue.

— Même mon cheval ne voulait pas avancer, j’ai été obligé de le frapper avec la cravache de fer, dit le messager.

— Pourquoi a-t-on libéré les loups ?

— Ce n’est pas la faute des enfants, dit l’émissaire. Les gardiens étaient à l’école, ils n’avaient rien expliqué aux enfants qui devaient les remplacer. Les cages s’ouvrent à l’aide d’un verrou mécanique. Ils ne le savaient pas et ont ouvert la porte par inadvertance.

— Combien y avait-il de loups ?

— Douze, mais un surtout est très méchant. Je ne sais pas du tout comment l’attraper maintenant !

— Où sont ces loups ?

— On ne le sait pas, ils ont filé. Des gens disent qu’ils les ont vus en ville et qu’ils courent dans les rues. Mais on ne peut pas les croire, car ils sont effrayés et chaque chien devient un loup. Ils ont lancé le bruit que tous les animaux se sont enfuis des cages. Une femme a juré qu’un tigre l’avait poursuivie, ainsi que l’hippopotame et deux serpents à lunettes.

Lorsque Klu-Klu apprit cela, elle demanda aussitôt quel genre d’animaux sont les loups ; car en Afrique, il n’y a pas de loups. Elle ne les connaissait donc pas.

— Est-ce qu’ils rugissent quand ils attaquent ? Sautent-ils ?

« Attrapent-ils avec les crocs ou déchirent-ils avec les griffes ? Attaquent-ils toujours ou seulement lorsqu’ils ont faim ?

« Sont-ils courageux ou peureux ? Ont-ils bonne ouïe, bon odorat ? bonne vue ? »

Mathias était bien honteux d’en savoir si peu, mais ce qu’il savait, il l’expliquait.

— Je crois, dit Klu-Klu, qu’ils se sont cachés dans le jardin même. J’irai avec les Chefs de Cent. Je les découvrirai très vite. Ah ! Quel dommage que les lions et les tigres ne se soient pas sauvés, cela aurait été une chasse plus amusante.

Mathias et Klu-Klu, avec dix Noirs, s’avancèrent donc par les rues. Les gens se tenaient derrière les rideaux et regardaient. Dans la rue, il n’y avait pas une âme. Tout était désert, les magasins étaient fermés, c’était comme une ville morte. Mathias était très gêné de voir que les Blancs se montraient si couards. Ils atteignirent le jardin et commencèrent à battre les chaudrons, à souffler dans les fifres[3]. Ils faisaient un tel vacarme qu’on aurait cru une armée entière en marche. Partout il y avait des buissons et des fourrés.

— Halte ! Cria Klu-Klu. Préparez les arcs ! Là-bas quelque chose bouge.

Klu-Klu s’élança, sauta sur un arbre. À peine avait-elle saisi les branches qu’un affreux et grand loup bondit sur elle. Il s’appuya sur le tronc en le griffant et se mit à hurler, les autres lui répondirent.

— Voilà leur guide, cria Klu-Klu. Maintenant, vous pouvez poursuivre jusqu’aux cages tous les autres. Contournez les buissons et de l’autre côté, effrayez-les.

Ils firent ainsi. Les loups effrayés prirent la fuite en coup de vent. Les chasseurs tiraient sur eux avec les arcs, mais avec de petites flèches, en frappant de toutes leurs forces sur les tambours. Les uns se tenaient à droite, les autres à gauche. Au bout de cinq minutes à peine, onze loups se tenaient assis dans leur cage.

Aussitôt, on ferma la cage. Le douzième, se rendant compte qu’il était resté seul, fit un bond et disparut dans le jardin.

Klu-Klu sauta de son arbre.

— Plus vite, cria-t-elle, il ne faut pas lui permettre de fuir du jardin !

Il était déjà trop tard. Le loup, rendu furieux, s’élança vers la ville.

Maintenant, les habitants voyaient vraiment un loup courir dans la rue, et derrière lui Klu-Klu et les dix Noirs. Mathias marchait tout à fait en queue. Comment aurait-il pu rivaliser avec les sauvages ? En sueur, exténué, il se tenait à peine sur ses pieds. Finalement, une brave vieille l’invita dans sa maison et lui offrit du lait et un petit pain.

— Mange, Roi Mathias, dit-elle, tu es un bon roi. J’ai quatre-vingts ans, j’ai vu différents rois, des mauvais et des bons, mais un pareil à toi, il n’y en a jamais eu. Tu as pensé à nous, les vieux, tu nous as envoyés à l’école. C’est un grand bienfait ! Et tu nous paies encore pour étudier. J’ai un fils dans les pays lointains, il m’écrit tous les six mois et je mets de côté la lettre car je ne sais pas lire. Je ne veux pas non plus la donner à lire à des gens étrangers. Il y a peut-être quelque secret. Ils me tromperaient et ils diraient quelque chose d’autre. Maintenant je pourrai savoir comment il va. L’institutrice m’a dit que, si je m’appliquais bien, dans deux mois je pourrais lui écrire toute seule. À ce moment, mon garçon sera content.

Mathias but le lait, il embrassa la main de la vieille, la remercia et partit.

Pendant ce temps, le méchant loup avait sauté dans la bouche d’égout et il y resta. Klu-Klu voulut s’y glisser à sa suite.

— Non, je ne le permets[T2] pas ! cria Mathias. C’est un égout souterrain. Il y fait noir, tu étoufferas ou le loup te mettra en pièces.

Klu-Klu s’entêta, prit un couteau de chasseur entre ses dents et se glissa dans la bouche d’égout. Les Noirs eux-mêmes étaient effrayés, car lutter dans le noir avec un animal sauvage est terriblement dangereux !

Mathias resta jusqu’à ce qu’il se rappelât qu’il avait une lampe électrique de poche. Alors, sans trop réfléchir, il se glissa dans l’égout. Mais c’était un tuyau étroit. Où pourraient-ils être ? Égarés ? Ici sous la terre il y avait une voûte. Plus bas de l’eau coulait, c’est-à-dire de la boue et les malpropretés qui s’écoulent des ruisseaux.

C’était une telle puanteur que la respiration manquait.

— Klu-Klu ! Appela Mathias : l’écho répondit de tous les côtés, car les égouts passaient sous toute la ville. Mathias ne savait pas si c’était Klu-Klu qui répondait ou l’écho[T3]. Mathias allumait et éteignait sa lampe, il craignait qu’elle ne s’usât et ne s’éteignît définitivement. Brusquement, dans un passage où il avait de l’eau[T4] jusqu’aux genoux, il entendit un fracas.

Il ralluma sa lampe, et là, il vit Klu-Klu et le loup. Klu-Klu frappait le loup au cou avec son couteau, et le loup enfonçait ses crocs dans sa main. Klu-Klu promptement passa le couteau dans l’autre main et de nouveau frappa la bête. Il lâcha la main, baissa la gueule et fut sur le point d’attaquer le ventre de la courageuse Klu-Klu. S’il avait mordu les intestins, alors c’était la fin. À ce moment, Mathias se jeta sur le loup et dirigea la lumière de sa lampe juste dans ses yeux. Dans l’autre main, il avait un revolver. Le loup grinçait des dents, car la lumière l’aveuglait. Mathias lui logea une balle juste dans l’œil.

Klu-Klu s’était évanouie. Mathias la tira. Il craignait de ne pas y arriver seul et que Klu-Klu ne se noyât dans cette boue. Il se tenait à peine sur ses jambes. Cela aurait pu finir mal, mais là-haut, au-dessus d’eux, les enfants noirs ne restaient pas oisifs. Klu-Klu ne leur avait pas permis de descendre, c’est vrai, mais combien de temps resteraient-ils ici à danser d’un pied sur l’autre et à bayer aux corneilles ? Alors, ils pénétrèrent dans l’égout et tout de suite ils aperçurent la petite lueur de la lampe électrique.

Ils commencèrent par remonter Klu-Klu, ensuite Mathias et en dernier lieu le cadavre du loup.


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Notes

[1] Abréviation de « Télégraphie Sans Fil », le système de télécommunication le plus moderne à l'époque (émission de signaux en morse par procédés radio-électriques). Utilisée aussi dans l'expression courante « écouter la T.S.F. », signifiant écouter la radio. [Le petit Robert]

[2] Agent chargé d’une mission secrète. [Le petit Robert]

[3] Petite flûte en bois au son aigu, longtemps en usage dans les musiques militaires. [Le petit Robert]

 

 

 

Commentaires sur la traduction

[T1] En remplacement de : « elle avait rangé tous les enfants »

[T2] En remplacement de : « je ne permets pas »

[T3] En remplacement de : « Mathias ne savait si Klu-Klu répondait ou l’écho. »

[T4] En remplacement de (correction) : « ou il se tenait avec de l’eau »

 

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01/09/2004 - Revu le : 20/09/04