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(45) Le roi Mathias Ier

 

 

II est impossible d’écrire ce qui se passa dans l’État de Mathias, lorsque les gens apprirent la décision du Parlement des enfants.

— Que signifie ce nouvel ordre ? dirent les uns en colère. De quel droit peuvent-ils nous commander ? Nous avons notre parlement et nous pouvons dire non à tout cela. Que leur parlement décide ce que doivent faire les enfants, mais ils n’ont pas le droit de dire ce que nous avons à faire.

— Eh bien ! nous irons à l’école, mais qui va travailler ? demandaient les autres.

— Que les enfants fassent maintenant tout, puisqu’ils l’ont ainsi ordonné. Ils verront que cela n’est pas si facile que cela leur semble.

— Nous verrons, expliquaient les plus paisibles. C’est peut-être bien. Quand les enfants se convaincront qu’ils ne savent rien, que sans nous ils ne sont pas capables d’accomplir grand-chose, alors ils nous respecteront davantage.

Les « sans-travail » étaient réjouis. Une loi avait été promulguée disant qu’on paierait celui qui étudie, car l’étude est un travail. Et une loi prescrivait que les enfants allaient faire toute la besogne et que les adultes devaient aller à l’école. Il y eut énormément de confusion. Les garçons voulaient en particulier devenir sapeurs-pompiers, conducteurs d’automobiles…[T1] Les fillettes désiraient être vendeuses dans les magasins de jouets et dans les pâtisseries. Certains, comme cela arrive toujours, racontaient des balivernes ; un garçon voulait devenir bourreau, un autre Indien et un troisième fou.

— Bien, mais tous ne peuvent pas faire la même chose !

— Que d’autres fassent les autres travaux qui ne nous conviennent pas, disaient certains.

— Pourquoi devrais-je faire ce que d’autres ne veulent pas faire ? répondaient d’autres.

Et dans les familles il y avait beaucoup de discussions quand les enfants remettaient à leurs parents leurs livres et leurs cahiers.

— Vous avez abîmé les livres et taché les cahiers, maintenant on va nous gronder et dire que nous sommes des gens malpropres, disait une maman.

— Tu as perdu ton crayon et je n’ai rien pour dessiner ; l’institutrice se mettra en colère, disait le père.

— Le petit-déjeuner n’est pas prêt ; écris à la maîtresse qu’à cause de cela je suis en retard, disait la grand-mère.

Les institutrices se réjouissaient beaucoup, elles se reposaient au moins un peu, car les adultes sont plus calmes.

— Nous donnerons l’exemple aux enfants et nous leur montrerons comment il faut apprendre, disaient-ils.

Certains se moquaient de tout cela, ils étaient gais et joyeux.

La réforme de Mathias était pour eux une aubaine.

— Pourtant, cela ne durera pas longtemps, disaient-ils tous.

La ville avait un aspect bizarre : quand les adultes se rendaient à l’école avec des livres[T2], les enfants se rendaient aux bureaux, aux usines et aux magasins pour les remplacer. Certains hommes étaient très tristes et avaient honte, à d’autres cela ne faisait rien.

— À nouveau, nous sommes des enfants. Quel mal y a-t-il à être enfant ?

Ils se rappelaient le temps passé. Des camarades se rencontraient, qui autrefois étaient assis sur les mêmes bancs. Ils se remémoraient les vieux instituteurs, leurs jeux et leurs mauvais tours.

— Tu te souviens de l’ancien prof de latin ? demandait à son collègue un ingénieur d’usine.

— Te souviens-tu pourquoi nous en sommes venus aux mains ? De quoi était-il question ?

— Ah oui ! Je sais, j’avais acheté un canif et tu disais qu’il n’était pas en acier, mais seulement en fer.

— Nous avons été mis en cellule.

Un médecin et un avocat mettaient tant d’empressement à échanger leurs souvenirs qu’ils oublièrent complètement qu’ils n’étaient plus des petits garçons[T3], et qu’ils se poussèrent dans le ruisseau et se mirent à se poursuivre, au point qu’une institutrice qui passait par là fut obligée de leur faire une remontrance et de leur faire remarquer que dans la rue il faut se conduire décemment, car les gens vous regardent.

Certains étaient très en colère. Une dame très forte, et propriétaire d’un restaurant, marchait en tenant ses bouquins et en allant vers l’école[T4], mais elle était si furieuse qu’elle faisait peur. Un certain mécanicien l’avait reconnue.

— Regarde, dit-il, vois cette vieille grognonne. Te souviens-tu de la manière dont elle nous volait : elle ajoutait de l’eau à la vodka et pour un morceau de hareng elle comptait le prix d’un hareng entier ! Sais-tu ? Nous allons lui faire un croc-en-jambe[T5]. Puisque nous sommes des enfants, alors restons des enfants. Pas vrai ?

Il fit le croc-en-jambe, elle manqua de tomber.

Tous les cahiers s’échappèrent de sa serviette d’écolière.

— Voyous ! cria[T6] la grosse dame.

— Excusez ! Nous l’avons fait par mégarde.

— Attendez ! Je dirai à l’institutrice que vous ne me laissez pas traverser la rue tranquillement.

Les enfants, au contraire, allaient très calmement et sérieusement à leur travail et, à neuf heures, presque tous les bureaux et presque toutes les boutiques étaient ouverts.

Les adultes se mettaient devant leur pupitre. Les vieillards s’asseyaient sur les bancs du fond, près du poêle. Ils pensaient qu’ainsi ils pourraient sommeiller un peu pendant la leçon.

Et alors on lisait, on écrivait et on comptait, tout allait bien ! Les institutrices examinaient s’ils avaient beaucoup oublié et ne se fâchaient que rarement quand ils ne faisaient pas attention. En réalité, il leur était assez difficile d’être attentifs. Chacun pensait à ce qui se passait à la maison, à l’usine ou au magasin : comment les enfants s’acquittaient-ils de leur tâche ?

Les fillettes voulaient montrer qu’elles savaient tenir le ménage et que le premier repas serait plus savoureux que jamais. C’était parfois difficile, car toutes n’étaient pas initiées aux travaux du ménage.

— Sais-tu ? Peut-être qu’à la place de la soupe on pourrait donner des confitures.

Elles allaient tout acheter dans un magasin.

— Ah ! Que c’est cher ! Dans d’autres boutiques, ce n’est pas si cher.

— J’irai acheter ailleurs.

Certains enfants marchandaient pour montrer qu’ils savaient acheter à bon marché. À leur tour, ceux qui vendaient voulaient montrer qu’ils vendaient énormément. Le commerce marchait parfaitement.

— S’il vous plaît, encore dix oranges et une livre de raisins de Corinthe.

— Du fromage de gruyère ; seulement qu’il soit bon, car sinon je le rapporterai[T7].

— Mes fromages sont de la meilleure qualité[T8], quant aux oranges, elles ont la pelure fine.

— Alors, ça va ! Combien dois-je ?

Le vendeur avait l’air de compter, mais cela ne lui réussissait pas toujours.

— Combien d’argent as-tu ?

— Cent francs.

— Ce n’est pas assez, cela coûte davantage.

— J’apporterai le reste plus tard.

— Entendu !

— Mais je vous prie de me rendre la monnaie.

— Tu es sotte ; tu ne me donnes pas assez et tu veux encore la monnaie !

Il faut avouer que dans les magasins et dans les bureaux on ne recevait pas trop aimablement. Souvent, on entendait les expressions suivantes : « Sot ! Tu mens ! Va-t-en ! Non, c’est non ! Ne fais pas le brave ! Regardez seulement ! Quelle envie le prend ? Laisse-moi tranquille, et ainsi de suite. »

Parfois aussi on proférait des menaces.

— Attends, lorsque maman reviendra de l’école, etc.

Ou encore : « Attends, je dirai tout à ton papa, l’école finira tout à l’heure ! »

Le pire, c’étaient les polissons des rues. Ils faisaient irruption dans les boutiques, se régalaient et ne voulaient pas payer.

Il y avait une soi-disant police. Des garçons se tenaient aux coins des rues, mais ils ne savaient pas encore très bien ce qu’ils devaient faire.

— Regarde, tu es un drôle de policier. Quelqu’un vient de pénétrer dans un magasin, a attrapé une poupée, des prunes séchées et s’est enfui.

— Où a-t-il filé ?

— Est-ce que je le sais ?

— Eh bien, si tu ne le sais pas, comment puis-je te venir en aide ?

— Puisque tu es policier, tu dois guetter.

— Bien. Toi, tu as un magasin et tu n’es pas capable de le garder, et moi j’ai cinquante boutiques à surveiller.

— Tu es bête.

— Eh bien ! Puisque je suis sot, et si tu n’es pas content, alors ne m’appelle plus, c’est tout.

L’agent sort, et son sabre[T9] se prend dans ses jambes.

— Encore un reproche : il veut qu’on arrête le voleur, mais il ne sait pas où il se trouve[T10]. Un service de chien !

« Tu dois te tenir droit comme un poteau et observer tout ce qui se passe. Si on m’avait offert au moins une pomme, ou quelque friandise ! J’en ai assez ! Je dirai que je ne veux plus rester policier. Qu’ils fassent ce qu’ils veulent. Je peux retourner à l’école si cela ne leur plaît pas, grognait le policier ».

Les parents reviennent de l’école, les enfants leur ouvrent la porte et demandent :

— Maman, as-tu été interrogée ?

— Papa a-t-il bien résolu son problème ?

— Qui est assis auprès de toi, grand-mère ?

— Quel banc occupes-tu ?

D’autres enfants vont chercher leur père ou leur mère à l’école lorsqu’ils quittent le bureau pour rentrer à la maison.

— Qu’as-tu fait au bureau ? demande le père.

— Oh ! Rien. Je suis resté assis, ensuite j’ai regardé un peu par la fenêtre. Il passait un enterrement. Ensuite, j’ai allumé une cigarette, mais elle était amère. Puis il se trouvait là quelques papiers et je les ai signés. Peu après, trois messieurs sont venus, ils parlaient dans une langue étrangère, peut-être en français ou en anglais. Alors je leur ai répondu que je ne comprenais pas. Après on devait servir le thé, mais il n’y en avait pas ; j’ai mangé seulement le sucre. Puis j’ai téléphoné à différents collègues pour savoir ce qu’ils faisaient, mais la ligne était brouillée[T11] à tel point qu’un seul m’a répondu. Il travaillait à la poste et il y avait beaucoup de lettres avec des timbres étrangers.

Les repas dans certaines maisons ont été bons, mais dans d’autres tout était brûlé ; là, on ne pouvait pas du tout allumer le feu, alors il fallait faire cuire les mets en toute hâte.

— Je dois me presser, disait une maman, car j’ai beaucoup de leçons à apprendre pour demain. La maîtresse dit qu’il faut donner plus de travail aux adultes. C’est une injustice ! Dans d’autres écoles, on donne moins de devoirs.

— Quelqu’un a-t-il été au coin ?

Maman, un peu honteuse, dit que cela était en effet arrivé.

— Et pourquoi ?

— Au quatrième banc étaient assises deux dames. Il paraît qu’elles se connaissaient autrefois. Elles habitaient ensemble à la campagne pendant les vacances, ou quelque chose de semblable. Alors durant toute la leçon elles ont bavardé. La maîtresse leur a fait une observation à deux reprises mais elles ont continué jusqu’à ce qu’elle les obligeât à aller au coin[T12].

— Ont-elles pleuré ?

— L’une a ri, et l’autre avait des larmes dans les yeux.

— Et est-ce que les garçons ne vous taquinent pas ?

— Oui, un peu !

— C’est tout à fait la même chose qu’avec nous, constataient les enfants, réjouis.



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Commentaires sur la traduction

[T1] En remplacement de : « chauffeurs d’auto ».

[T2] Modification et correction typogaphique (ajout des deux-points, suppression d'un point-virgule).

[T3] En remplacement de : « qu’ils oubliaient complètement qu’ils n’étaient plus de petits garçons ».

[T4] En remplacement de : « marchait tenant ses bouquins et allant vers l’école ».

[T5] En remplacement de : « lui donner un croc-en-jambe ». Correction identique phrase suivante.

[T6] En remplacement de : «  criait ».

[T7] Ajout de « sinon ».

[T8] En remplacement de : « sont de meilleure qualité ».

[T9] Le sabre était l’arme de service des policiers polonais de l’époque !

[T10] En remplacement de : « Encore un grief, il veut qu’on arrête le voleur, mais il ne sait où il se trouve. » - Modification typographique pour restaurer le dialogue intérieur du policier (déplacement du tiret de dialogue).

[T11] En remplacement de : « le téléphone était brouillé à un tel point ».

[T12] En remplacement de : « La maîtresse à deux reprises leur a fait une observation, mais elles ont continué jusqu’à ce que la maîtresse les obligeât à aller au coin. » - Correction d’une erreur typographique réintégrant ce paragraphe dans la continuité du dialogue (avec l’usage du tiret).

 

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01/09/2004 - Revu le : 20/09/04