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(44) Le roi Mathias Ier

 

 

Un jour, devant le Parlement, la jeunesse se rassembla, c’est-à-dire tous ceux qui venaient d’avoir quinze ans. Tous étaient réunis là ; l’un deux grimpa sur un lampadaire et cria :

— On nous a totalement oubliés ! Nous aussi, nous voulons nos députés ! Les adultes ont leur parlement, les jeunes enfants ont leur parlement, sommes-nous plus négligeables qu’eux ? Nous ne permettrons pas que de tels propres à rien donnent des ordres. Si l’on distribue du chocolat aux mioches, qu’on nous donne des cigarettes. Ce n’est que justice[T1] !

Justement, les députés se rendaient à la séance du Parlement, ils en furent empêchés par les manifestants.

— Les beaux députés ! Ils ne connaissent pas encore la table de multiplication et dans le mot « stol » (table), ils font des fautes d’orthographe et par exemple dans le mot « stol », ils écrivent u à la place de o,[1] parce qu’un u et un o se prononcent de la même façon.

— Et certains ne savent même pas du tout écrire.

— Et ils doivent délibérer !

— À bas le gouvernement !

Le préfet de police avait téléphoné que Mathias devait rester au palais, car il y avait une manifestation. En attendant, il lança la police à cheval pour disperser les manifestants. Ceux-ci ne voulaient pas partir et commençaient à jeter sur les policiers tout ce qu’ils avaient sous la main : des livres, des petits pains. Certains, aussi, cherchaient à arracher les pavés de la chaussée. Alors le préfet de police se montra au balcon et cria très fort :

— Si vous ne partez pas j’appelle l’armée, et si quelqu’un lance des cailloux sur l’armée, les soldats, en signe de sommation, tireront en l’air. Si cela ne produit aucun effet, ils tireront sur vous !

Ce fut peine perdue, les manifestants étaient de plus en plus déchaînés. Ils défoncèrent les portes et firent irruption dans la salle des séances.

— Nous ne bougerons pas d’ici tant que nous n’obtiendrons pas les mêmes droits que les enfants.

Tous perdaient la tête, ils ne savaient que faire. Tout à coup, dans la loge royale, Mathias apparut. Il n’avait pas obéi au préfet et était venu tout seul pour s’enquérir de l’objet de cette manifestation.

— Nous voulons aussi avoir un Parlement ! Nous voulons nos députés ! Nous voulons nos droits !

Ils criaient et hurlaient si bien qu’on ne comprenait plus ce que chacun disait.

Mathias restait debout et attendait. Dans la bousculade quelques-uns s’aperçurent que cela ne donnait rien ; alors, tout seuls, ils commencèrent à siffloter.

— Silence ! Cessez !

Enfin quelqu’un cria :

— Le Roi veut parler !

Le calme revint.

Mathias parla longuement et sagement ; il reconnut qu’ils avaient raison.

— Citoyens ! dit Mathias, cela vous revient de droit, oui ! Bientôt vous serez des adultes et vous dépendrez du Parlement des adultes. J’ai débuté par les enfants, car je suis moi-même encore petit et je sais ainsi très bien ce dont les enfants ont besoin. D’emblée, on ne peut pas tout faire et j’ai beaucoup de travail. Je grandirai et lorsque j’aurai quinze ans, l’ordre régnera chez les enfants, alors je m’occuperai de vous.

— Mais à ce moment nous n’aurons pas besoin de faveurs, car nous serons déjà au Parlement des adultes.

Mathias vit bien que cela allait mal, alors il parla d’une façon différente.

— Du reste, pourquoi nous cherchez-vous querelle ? Vous avez déjà de la moustache. Vous fumez des cigarettes. Alors allez donc à l’autre Parlement, on vous y admettra.

Les aînés qui avaient vraiment un soupçon de moustache pensèrent :

— Nous pourrions en effet être déjà dans le véritable Parlement. Qu’avons-nous à faire dans un parlement de morveux ?

Les cadets avaient honte de dire qu’ils ne fumaient pas de cigarettes. Alors ils dirent aussi : « bon »[T2].

Et ils s’en allèrent. Mais comme ils marchaient vers le parlement des adultes, l’armée ne les laissa pas avancer. Les soldats se tenaient là, baïonnette au canon, et arrêtaient le cortège des manifestants. Ils voulurent alors faire demi-tour, mais derrière se trouvaient aussi des soldats. Alors, ils se divisèrent, les uns s’engagèrent dans une rue à droite et les autres dans une rue à gauche. Puis ils[T3] se divisèrent de nouveau, l’armée toujours derrière et les poursuivant. Ils s’éparpillèrent ainsi en petits groupes et à partir de ce moment la police commença à les arrêter.

Lorsque Mathias apprit cela, il se mit très en colère contre le préfet de police, car cela pouvait faire croire que le roi les avait trompés.

Le préfet expliqua qu’il ne pouvait agir autrement. Mathias ordonna alors de coller à tous les coins de rues des affiches demandant l’élection de trois délégués choisis parmi les plus sages, qui devaient venir le voir en audience. De cette façon il parlerait avec eux.

Le soir même, on demanda le roi au Conseil des ministres.

— Cela va très mal, dit le ministre de l’Éducation nationale. Les enfants ne veulent pas étudier. Lorsqu’un instituteur leur ordonne quelque chose, ils se mettent à rire et disent : « Que nous ferez-vous ? Nous n’avons aucun plaisir ; nous irons porter plainte au Roi. Nous dirons à nos députés que les instituteurs ne savent pas ce qu’ils doivent faire et que les aînés ne veulent pas obéir. » Les plus grands disent : « Ces blancs-becs vont diriger et nous devrons travailler, nous ne sommes pourtant pas stupides. Comme nous n’avons pas nos députés, nous ne devons pas avoir d’écoles. » Autrefois les petits se battaient avec les petits ; à présent, les aînés taquinent les petits et les agacent. « Va te plaindre à ton député ! »[T4] Ils les tirent par les oreilles et les frappent. Les instituteurs disent qu’ils vont patienter encore deux semaines ; mais si le calme ne revient pas, ils ne voudront plus enseigner. Déjà quelques-uns sont partis. L’un a ouvert une échoppe pour vendre de l’eau gazeuse, et le second a créé une usine de boutons.

— En général, les adultes sont très mécontents, dit le ministre de l’Intérieur. Hier un homme disait dans une pâtisserie que dans la tête des enfants, cela ne tourne pas rond. Il leur semble qu’ils peuvent faire tout ce que bon leur semble, et font tant de bruit qu’on peut devenir fou. Ils sautent sur les canapés, jouent à la balle dans les appartements, traînent sans permission dans les rues, déchirent d’une manière effrayante leurs vêtements. Dans peu de temps, ils marcheront nus, sans aucun doute à l’exemple des Noirs. Cet homme racontait encore d’autres choses, mais je ne peux pas répéter cela. J’ai ordonné de l’arrêter et il a un procès pour outrage au Roi, c’est-à-dire à Votre Majesté.

— Je sais ce que je vais faire, ajouta Mathias. Tous ceux qui étudient seront fonctionnaires. Ils écrivent, comptent, travaillent et vont à l’école tout comme les fonctionnaires qui se rendent au bureau pour y travailler. Alors, on leur doit un salaire. Nous allons les payer. Cela nous est égal de donner du chocolat, des patins, des poupées et de l’argent. Les enfants apprendront ainsi qu’ils doivent accomplir leur devoir ; autrement ils ne recevront pas de salaire.

— On peut essayer, acquiescèrent les Ministres.

Mathias avait oublié qu’il ne gouvernait plus seul, mais avec le Parlement. II fit publier un avis qui fut affiché au coin des rues. Dès le lendemain matin le journaliste, très en colère, fit irruption chez le roi et dit :

— Si Votre Majesté Royale fait afficher toutes les nouvelles importantes, à quoi servira le journal ?

Tout de suite après, arriva Félix :

— Si Votre Majesté Royale édicte les lois toute seule[T5], à quoi serviront les députés ?

— Oui ! renchérit le journaliste. « Le Baron de la Fumée » a raison. Le Roi peut dire seulement qu’il voudrait faire ainsi, mais seuls les députés diront s’ils approuvent. Ils peuvent avoir de meilleures idées !

Mathias vit qu’il s’était trop hâté. Qu’arriverait-il maintenant ?

— Que Votre Majesté Royale téléphone vite qu’on donne pour le moment du chocolat, car une révolution peut éclater. Et à la séance d’aujourd’hui, nous parlerons de cette affaire avec les députés.

Mathias avait de mauvais pressentiments et véritablement quelque chose de très mauvais arriva.

Tout d’abord, les députés décidèrent de remettre l’affaire tout entière à l’examen d’une commission, mais Mathias n’était pas d’accord.

— Si la commission veut faire quelque chose, il faudra attendre longtemps. Les maîtres ont dit qu’ils n’attendraient que deux semaines, puis ils s’en iront et ce sera terminé.

Le journaliste s’approcha de Félix et lui souffla un mot à l’oreille. Félix sourit, très satisfait, et quand Mathias eut fini de parler, il demanda la parole.

— Messieurs les Députés, dit Félix. Je suis allé à l’école et je sais ce qui s’y passe. Au cours d’une seule année, j’ai été injustement puni soixante-dix fois, je suis resté au coin cent cinq fois injustement. J’ai été mis à la porte injustement cent vingt fois. Et vous pensez que cela se passait seulement dans une école ? Pas du tout, j’ai fréquenté six écoles différentes, et partout c’était la même chose. Les adultes ne vont pas à l’école, c’est pourquoi ils ne savent pas bien à quel point tout y est injuste. Je pense que si les instituteurs ne veulent pas attendre, s’ils ne veulent pas instruire les enfants, alors on peut faire une loi pour qu’ils enseignent aux[T6] adultes. Lorsque les adultes verront comme tout cela est une plaisanterie, ils ne nous pousseront plus tout le temps vers les bouquins, et les maîtres constateront alors qu’avec les adultes les choses vont de mal en pis. Ceux-ci ne se laisseront pas faire et cesseront de nous dénigrer.

« Beaucoup de plaintes ont été déposées contre l’école et les maîtres : celui-ci était obligé injustement de redoubler l’année scolaire ; celui-là n’avait fait que deux fautes et avait obtenu une mauvaise note ; cet autre était arrivé en retard, le pied lui faisant mal, et il avait été mis au coin ; un autre ne pouvait apprendre une poésie parce que son petit frère avait justement arraché la page du livre, et l’institutrice disait que c’étaient des prétextes. »

Alors que les députés étaient fatigués et avaient faim, Félix soumit le projet suivant au vote :

— Une commission étudiera ce qu’il convient de faire pour que tout soit juste à l’école, s’il faut payer les enfants pour qu’ils étudient, comme on paie les fonctionnaires. En attendant, les adultes devront aller à l’école.

« Ceux qui sont d’accord sont priés de lever la main. »

Quelques députés voulaient encore dire quelques mots mais la majorité leva la main, et Félix dit :

— Le Parlement a adopté la loi !



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Notes

[1] Comme dans le mot « stol », il s’agit du o polonais avec un accent aigu qu'il nous est techniquement impossible, pour le moment, de reproduire ici.

 

 

 

Commentaires sur la traduction

[T1] En remplacement de : « Ce n’est que trop juste. »

[T2] En remplacement de : Alors ils dirent aussi « bon ».

[T3] Correction d’une omission : « Puis se divisèrent de nouveau ».

[T4] En remplacement de : « Va et plains-toi à ton député »

[T5] En remplacement de : « toute seule édicte les lois »

[T6] En remplacement de : « qu’ils enseignent les adultes ».

 

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01/09/2004 - Revu le : 17/09/04