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(41) Le roi Mathias Ier
[1. Premier discours de Mathias au Parlement]
[2. Les enfants disent n'importe quoi !]
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Mathias revint dans sa capitale le cœur lourd. L’accueil ne fut pas agréable. Dès l’arrivée à la gare, Mathias sentit qu’il se passait quelque chose.

La troupe entourait la gare. Il y avait moins de drapeaux et de fleurs. Le président des ministres avait l’air bien embarrassé. Le préfet de police était là aussi ; autrefois, il ne venait pas accueillir Mathias.

Ils montèrent en voiture, mais ils passèrent par des rues secondaires.

— Pourquoi ne passons-nous pas par les grandes artères ? demanda Mathias.

— C’est qu’il y a des manifestations d’ouvriers, lui répondit-on.

— D’ouvriers ? s’étonna Mathias, qui se rappelait le joyeux cortège des enfants partant pour les maisons de vacances qu’il avait fait construire dans les forêts. Où vont-ils ?

— Ils ne partent pas ; au contraire, ils viennent à peine d’arriver. Ce sont ceux qui ont construit les immeubles pour les enfants. Les maisons sont achevées et à présent ils n’ont pas de travail, alors ils font du scandale.

Mathias aperçut tout à-coup le cortège. Des travailleurs marchaient avec des étendards rouges et chantaient.

— Pourquoi portent-ils des drapeaux rouges ? Pourtant les étendards nationaux ne sont pas rouges ? demanda Mathias.

— Les travailleurs ont dans tous les États les mêmes étendards de couleur rouge. Ils disent que ce drapeau rouge appartient exclusivement à tous les ouvriers du monde.

Mathias se plongea dans la méditation.

— Pourquoi les enfants du monde entier, blancs, noirs, jaunes, n’auraient-ils pas leur propre drapeau ? Quelle couleur faudrait-il choisir ?

La voiture passait justement à travers une rue triste, grise et étroite. Mathias se rappela la forêt verte, les prés verts à la campagne. À haute voix, il dit :

— Ne pourrait-on pas faire en sorte que tous les enfants du monde entier aient aussi leur étendard vert ?

— On le peut ! dit le président des ministres, mais il fit une grimace bien désagréable.

Mathias, dans son palais, marchait bien tristement et Klu-Klu se sentait triste.

— Il faut se mettre au travail ! Il faut se mettre au travail… se répétait Mathias. Mais il n’en avait point l’envie.

— Baron de la Fumée ! annonça le laquais.

Félix entra.

— Demain, première séance après les vacances du PRO-PAR, dit Félix. Certainement Votre Majesté Royale voudra dire quelque chose aux députés.

— Que dois-je donc leur dire ?

— D’habitude, les rois disent qu’ils se réjouissent que la nation exprime sa volonté et souhaitent au Parlement du succès dans son travail.

— Bon ! Je viendrai, acquiesça Mathias.

Mathias ne s’y rendit pas de bon gré. Il pensait qu’il y aurait certainement un grand vacarme avec tant d’enfants et que tous le regarderaient avec insistance.

Mais lorsque Mathias eut vu les jeunes représentants de l’État entier, réunis là pour délibérer sur la manière de gouverner de façon à être agréable à tous, il reconnut à leurs vêtements[T1] les enfants de la campagne avec lesquels, il n’y a pas longtemps, il s’amusait si bien ; une énergie nouvelle afflua en Mathias et il prononça un très beau discours.

 

— Vous êtes des députés, dit-il. Jusqu’alors, j’étais seul. Je voulais gouverner pour que vous ne manquiez de rien. Mais il est très difficile de deviner seul ce qu’il faut à chacun.

« Cela vous sera plus facile. Les uns savent ce qui est nécessaire à la ville. Les autres connaissent les besoins de la campagne. Les plus jeunes savent ce qu’il faut aux bambins et d’autres connaissent les désirs des enfants plus âgés.

« Je pense qu’un jour les enfants du monde entier se réuniront de la même façon que les rois se sont rassemblés[T2] il n’y a pas longtemps. Que les enfants blancs, noirs, jaunes diront ce dont chacun a besoin. Par exemple : des patins ne sont pas utiles aux enfants noirs : chez eux il n’y a pas de patinoires…

« Les ouvriers ont leur étendard rouge ? continua Mathias. Les enfants choisiront peut-être un étendard vert, parce qu'ils[T3] aiment la forêt, et la forêt est verte. »

Mathias parla longtemps ainsi ; les députés écoutaient. Cela lui était agréable.

 

Puis le journaliste se leva et il dit que chaque jour paraîtrait un journal, afin que les enfants puissent lire les nouvelles intéressantes. Si quelqu’un le désirait, il pourrait y écrire. Il demanda aussi s’ils étaient contents de leur séjour à la campagne.

Alors commença un tel vacarme qu’on n’entendait plus ce que chacun disait. La police, appelée par Félix, pénétra dans la salle. Le calme revint un peu. Félix dit qui quiconque ferait du bruit serait mis à la porte, que chacun devait parler à son tour.

Un garçon, dans un veston usé et sans chaussures, parla le premier :

— Je suis député et je veux répondre ; nous n’étions pas bien du tout à la campagne. Aucun divertissement, une mauvaise nourriture, et lorsqu’il pleuvait l’eau tombait des plafonds sur nos têtes, car les toits étaient troués[T4].

— On ne changeait pas de linge, cria quelqu’un.

— L’eau de la vaisselle, on nous la donnait pour le dîner !

— Comme aux cochons !

— Il n’y avait aucun ordre.

— Et pour une bagatelle on était roués de coups ou mis en prison !

À nouveau éclata un tel tintamarre qu’il fallut interrompre la séance pendant dix minutes.

On expulsa les quatre députés qui faisaient le plus de bruit.

Le journaliste expliqua en quelques mots que du premier coup il est difficile de réussir à tout organiser parfaitement[T5]. Que l’année suivante, cela irait mieux. Il demanda que les députés expriment leurs souhaits.

De nouveau, les clameurs reprirent.

— Je veux élever des pigeons, cria une voix.

— Et moi, un chien !

— Que chaque enfant ait une montre !

— Qu’il soit permis aux enfants de téléphoner !

— Qu’on ne nous embrasse pas !

— Qu’on nous raconte des fables !

— …Saucisse !…

— …Saucisson !…

— Qu’il soit permis de se coucher tard !

— Que chacun ait son vélo !

— Que chaque enfant ait son armoire !

— Et plus de poches ! Mon père a treize poches, et moi deux seulement. Je manque de poches. Quand je perds un mouchoir, alors, on me crie dessus…

— Que chacun ait une trompette !

— …Et un revolver !

— Qu’on se rende à l’école en auto !

— Qu’il n’y ait pas du tout de filles et pas de petits enfants.

— Je veux devenir magicien !

— Que chacun ait son bateau !

— Qu’on aille chaque jour au cirque !

— Que chaque jour soit « Noël » !

— Et « Premier Avril » ! Et « Mardi Gras » !

— Que chaque enfant ait sa chambre !

— Qu’on distribue des savonnettes parfumées !

— …Et des parfums !

— Qu’il soit permis à chaque enfant de casser un carreau une fois par mois !

— Et de fumer des cigarettes !

— Qu’il n’y ait pas de cartes de géographie muettes.

— …Ni de dictées !

— Qu’il ne soit pas permis aux adultes de sortir une journée entière. Que cette journée soit réservée aux enfants !

— Que partout les enfants soient rois !

— Que les adultes aillent à l’école !

— Qu’on donne des oranges à la place du sempiternel[T6] chocolat !

— Et des chaussures !

— Que les hommes deviennent des anges !

— Que chaque enfant ait une auto !

— …Un bateau !

— …Une maison !

— …Un chemin de fer !

— …Que les enfants aient de l’argent et qu’ils puissent acheter ce qu’ils veulent !

— Que partout où se trouve un enfant il y ait une vache.

— …Et un cheval !

— Que chacun possède dix hectares de terre !

Cela dura ainsi pendant une heure. Le journaliste souriait seulement et notait tout…

Au début, les enfants de la campagne avaient honte[T7], mais après quelques minutes ils se mirent à parler.

Cette séance avait fatigué Mathias.

— Alors, tout est inscrit, mais que faire ensuite ?

— Il faut les éduquer, dit le journaliste. Demain j’écrirai dans le journal le compte rendu et j’expliquerai ce qu’on peut et ce qu’on ne peut pas faire.

Dans le couloir passait justement le garçon qui ne voulait plus de filles du tout.

— Monsieur le Député ! demanda le journaliste, en quoi les filles vous dérangent-elles ?

— Voilà ! Dans notre quartier[T8], il y a une fille, on ne peut pas avoir raison d’elle. Elle cherche toujours querelle, mais si on lui fait la moindre chose, si on la touche à peine, aussitôt elle se met à hurler et court déposer une plainte. Elle est ainsi avec tout le monde ; nous avons donc décidé d’en finir avec ses pareilles.

Le journaliste arrête un deuxième député.

— Pourquoi, vous, Monsieur le Député, ne voulez-vous pas qu’on vous embrasse ?

— Si vous aviez autant de tantes que moi, alors vous ne poseriez pas cette question. Hier, c’était mon anniversaire. Alors elles m’ont tellement mouillé les joues avec leur salive que j’ai vomi mon dessert à la crème tout entier. Si les adultes aiment à se lécher, qu’ils s’embrassent entre eux et qu’ils nous laissent en paix, car nous détestons cela !

Le journaliste inscrivit cela.

— Et vous, Monsieur le Député ? Votre père possède-t-il réellement tant de poches ?

— Eh bien, voulez-vous compter ? Au pantalon, deux poches sur les côtés[T9] et une derrière. Au gilet quatre petites poches et une dans la doublure. Dans le veston, deux ; dans la doublure, deux sur les côtés et une en haut. Pour le cure-dents, mon père a une poche à part. Moi, pour le jeu de paume[1], je n’ai même pas une poche. Les adultes ont encore des tiroirs, des bureaux, des armoires, des rayons ! Après cela ils se vantent de ne rien perdre et d’avoir de l’ordre chez eux.

Le journaliste écrivait toujours.

Justement passaient deux autres députés que les bébés manifestement dérangeaient beaucoup.

— Et qui donc doit donner des soins aux bébés et les bercer pour les endormir ? dit le premier.

— Et il faut toujours leur céder, sous prétexte qu’ils sont si petits. Il faut leur donner le bon exemple ! ajouta le second.

— Quand un mioche fait quelque chose de mal, on ne crie pas après lui, seulement on me gronde en me disant : « C’est de toi qu’il a appris cela ! Est-ce que je lui ai ordonné de singer ce que je fais ? » expliqua l’un des deux députés.

Le journaliste écrivit aussi tout cela.


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Notes

[1] Ancêtre du tennis. Jeu qui consistait à se renvoyer une balle d’une part et d’autre d’un filet, au moyen de la main à l’origine puis d’une batte ou d’une raquette, selon certaines règles. [Le petit Robert].

 

 

 

Commentaires sur la traduction

[T1] En remplacement de : « d’après le vêtement »

[T2] En remplacement de : « les rois rassemblés »

[T3] En remplacement de : « car » (désuet)

[T4] En remplacement de : « percés »

[T5] En remplacement de : « d’organiser tout et entièrement bien »

[T6] Expression consacrée, en remplacement de : « de l’éternel chocolat »

[T7] Au sens de : honte de prendre la parole, par timidité et inexpérience

[T8] En remplacement de : « cour d’habitation », une expression polonaise liée à l’organisation de l’habitat et à l’architecture de la cité. À cette époque, l’habitat urbain était constitué de petits immeubles donnant sur une cour commune, un lieu important de la vie sociale locale pour les enfants. Équivalent aujourd’hui de « quartier », « rue », « cour d’immeuble », « cage d’escalier » (selon l’importance de la population).

[T9] En remplacement de : « de côté ». Idem phrase suivante.

 

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01/09/2004 - Revu le : 7/09/09