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(33) Le roi Mathias Ier

 

 

Mathias n’y comprenait rien. Que se passait-il ? Tout s’était fait si vite que par instants il semblait à Mathias qu’il rêvait ou qu’il était l’objet d’une illusion.

Tout d’abord, il vit Bum-Drum attaché avec des lianes et reposant sur un bûcher ; autour, debout, se tenaient des sorciers noirs. Tous les sorciers étaient terribles mais parmi eux, il y en avait un plus épouvantable : il avait deux ailes, deux têtes, quatre mains et deux pieds. Ainsi déguisé, il tenait dans une main une sorte de planche, sur laquelle quelque chose avait été dessiné ou écrit avec du sang humain ; dans l’autre main, il tenait une torche allumée. Mathias devina qu’on devait brûler Bum-Drum. À ses côtés étaient ses deux cents femmes attachées par des cordes ; chacune tenait dans une main une flèche empoisonnée la pointe dirigée vers le cœur.

Les enfants de Bum-Drum pleuraient désespérément, marchaient à quatre pattes ou faisaient des culbutes funèbres. Seule la petite Klu-KIu tirait Mathias par la main et l’entraînait du côté de son père, disant quelque chose, mais quoi ? Mathias ne comprenait pas ! En tout cas, Mathias sortit le revolver et tira en l’air.

Au même moment, Mathias entendit un cri derrière lui : l’aviateur avait crié, avait battu l’air avec ses mains puis, devenu livide, était tombé par terre, mort.

À ce moment, tous les sauvages se mirent à crier avec frénésie, Mathias pensa qu’ils étaient tous devenus fous. Le sorcier aux deux têtes coupa les lianes de Bum-Drum et commença une danse sauvage, ensuite il monta sur le bûcher sur lequel, un instant plus tôt, était couché Bum-Drum. Alors, il toucha le bois avec sa torche allumée. Le bois était probablement imprégné d’un liquide facilement inflammable, car aussitôt une flamme jaillit, si forte que Mathias et Klu-Klu eurent juste le temps de sauter de côté. Autrement ils auraient été brûlés.

L’avion placé pas loin du bûcher prit feu par une aile, et bientôt une détonation retentit ; l’essence dans le moteur avait explosé.

Mathias fut emporté sur les bras des femmes de Bum-Drum et placé sur le trône d’or, puis Bum-Drum, les roitelets et les princes posèrent leur tête sur les marches du trône ; et avec le pied droit de Mathias ils se frappèrent le cou à trois reprises, en prononçant en même temps certains mots que Mathias ne comprenait pas du tout.

Le corps de l’aviateur mort fut enveloppé dans des toiles imprégnées d’huiles aromatiques, d’une odeur si forte que Mathias en était gêné : tout tournait dans sa tête.

— Que signifie tout ceci ? se demandait-il. Il est arrivé quelque chose d’extraordinaire ; c’est clair, mais quoi ?

Cela était comme si Mathias avait sauvé la vie à Bum-Drum et à ses deux cents femmes. S’il en était ainsi, aucun danger ne menaçait Mathias. Mais peut-on être sûr de quelque chose dans le pays de ces gens étranges ?

— Pourquoi une telle foule de Noirs s’est-elle rassemblée ? Que vont-ils faire ?

En attendant, ils avaient allumé dans la forêt quelques milliers de feux et dansaient, jouaient et chantaient. Chaque musique jouait une mélodie particulière, chaque tribu chantait un air différent.

Mathias vit d’après les parures qu’il n’y avait pas seulement là des sujets de Bum-Drum. Les uns venaient des forêts, ils étaient ornés de verdure et de plumes d’oiseaux, les autres portaient sur le dos une cuirasse provenant des grandes tortues de mer. Puis d’autres encore étaient parés de peaux de singes, quelques-uns aussi étaient totalement nus, mais ils avaient alors des ornements dans le nez et les oreilles.

Mathias n’avait pas peur, il avait déjà plus d’une fois regardé bravement la mort en face, mais il était là, loin de la maison, tout à fait seul parmi des milliers de sauvages. C’était trop, même pour le vaillant cœur de Mathias. Et puis encore lorsqu’il pensait au brave compagnon qui avait péri d’une manière si mystérieuse, une grande tristesse s’emparait de lui ; il éclata en sanglots.

Mathias occupait seul une tente faite de peaux de lions et de tigres, il croyait pouvoir pleurer à son aise et que personne ne l’entendrait. Mais il se trompait. La petite Klu-Klu veillait, elle ne quittait pas Mathias d’un pas.

Mathias l’aperçut, à la lumière d’un volumineux brillant… Klu-Klu pleurait, posant sa petite main sur son front, des larmes chaudes inondaient son visage.

Oh ! Comme Mathias regrettait de ne pas connaître le langage des cannibales, Klu-Klu lui aurait tout raconté. Elle lui disait bien quelque chose, elle parlait très lentement, répétait à plusieurs reprises le même mot. Elle pensait que peut-être ainsi Mathias comprendrait. Elle faisait des signes. De tout cela, Mathias conclut deux choses : que Klu-Klu était son amie la plus fidèle au monde et qu’aucun danger ne le menaçait, ni à présent, ni à l’avenir.

Malgré sa fatigue, Mathias ne dormit pas de la nuit.

Vers le matin, alors que les cris s’étaient un peu calmés, il s’assoupit. Mais à peine avait-il dormi qu’on le réveilla, on l’assit sur le trône, et chaque groupe de Noirs lui apporta des cadeaux. Mathias souriait, remerciait, mais il comprenait que dans le monde entier il n’y avait pas assez de chameaux pour transporter tout cela à travers le désert.

Et les rois étrangers, avant son voyage, avaient déclaré qu’ils laisseraient passer à travers leurs États les cages avec les bêtes sauvages, mais rien de plus, malgré les sommes fabuleuses que Mathias avait proposé de payer.

— Quel dommage, pensait-il, que mon État ne possède aucun port et aucun navire !

À vrai dire, pensait Mathias, si une nouvelle guerre éclatait, et s’il était à nouveau vainqueur, alors le roi étranger serait obligé de lui donner un port sur la mer et Mathias ne serait plus à la merci de ses voisins.

Mathias serait resté bien volontiers une semaine de plus pour se reposer, mais il ne le pouvait pas.

Qu’arriverait-il si, en son absence, la guerre éclatait ? Comment se tirerait-il d’affaire avec la lecture de ses lettres ? Il avait chaque jour cent lettres à lire ; et à cent enfants au cours de l’audience il devait donner tout ce qu’ils demandaient.

Il fallait rentrer !

Pour se faire comprendre de Bum-Drum il montra un chameau et agita la main vers le nord.

Bum-Drum comprit.

Mathias montra qu’il voulait emporter le corps du brave pilote.

Bum-Drum comprit.

Lorsque les chiffons saturés de substances odorantes furent ôtés, Mathias revit son compagnon mort. Il était complètement blanc et dur comme le marbre. On le mit dans une caisse d’ébène, et par des signes on fit comprendre à Mathias qu’il pouvait l’emmener.

Dans une deuxième caisse, on disposa les restes de l’avion brûlé. Mathias montra qu’il n’avait pas besoin de cela. Mais il s’étonna de voir Bum-Drum très heureux, comme si l’avion brûlé était une chose extraordinairement importante.

Mais le plus important pourtant, Mathias ne le savait pas encore ! Est-ce que Bum-Drum était encore cannibale, oui ou non ? Il n’avait pas d’autre moyen que de prendre Bum-Drum avec lui.

Et Mathias emmena Bum-Drum. La caravane royale se mit en marche à travers le désert, par le chemin déjà connu.

Pour la première fois, dans sa capitale, et dans son cabinet, Mathias comprit toutes les choses étranges dont il avait été témoin au pays des mangeurs d’hommes.

 

Le professeur qui connaissait cinquante langues expliqua ceci à Mathias :

— Lorsqu’un des aïeux de Bum-Drum avait voulu cesser d’être cannibale, on l’avait empoisonné. Le plus ancien sorcier des sauvages avait alors fait connaître une très ancienne prophétie :

— Un temps viendra où les mangeurs d’hommes changeront. Il se passera ceci : un soir apparaîtra un immense oiseau qui aura un cœur de fer, et à son aile droite pendront dix flèches empoisonnées. Cet oiseau volera sept fois autour de la clairière royale et tombera. Cet oiseau aura d’immenses ailes, quatre mains, deux têtes, trois yeux et deux pieds. Une tête et deux mains de cet oiseau s’empoisonneront avec une des dix flèches et mourront. Deux fois, la foudre retentira. À ce moment le plus ancien sorcier sera brûlé et le cœur de fer de l’immense oiseau éclatera. Il restera de cet oiseau un gros morceau de marbre, une poignée de cendres et un homme blanc qui deviendra le roi de tous les rois noirs. Dès ce moment les Noirs cesseront d’être cannibales et commenceront à apprendre les tours magiques et la science des Blancs… Jusqu’à ce que l’oiseau apparaisse, il n’est pas permis de changer quoi que ce soit. Chaque roi qui voudrait changer quelque chose auparavant devra périr par le feu ou le poison.

Bum-Drum avait choisi le feu, et au moment où devait avoir lieu le supplice solennel de Bum-Drum, et l’empoisonnement de ses deux cents femmes, était apparu l’avion avec les deux voyageurs.

Mathias avait tiré en l’air deux coups de revolver, c’était comme deux coups de tonnerre, et l’aviateur, c’est-à-dire les deux mains et un œil de l’oiseau, avait péri en se piquant par mégarde à l’une des dix flèches des brigands du désert. Le plus ancien des sorciers s’était laissé brûler de bon gré. Le grand oiseau avait flambé et Mathias était devenu le roi, non seulement de tous les mangeurs d’hommes, mais de tous les rois noirs.

Et, à partir de cet instant, les cannibales ne mangeront plus jamais d’hommes. Ils voudront apprendre à lire, à écrire, ils ne mettront plus des coquillages et des osselets dans leur nez, ils s’habilleront de même façon que tous les autres hommes.

— C’est parfait ! s’écria Mathias. Que Bum-Drum envoie une centaine de Noirs, nos tailleurs leur apprendront à coudre les vêtements, nos cordonniers leur apprendront à faire des chaussures, les maçons leur diront comment construire des maisons. Nous leur enverrons des phonographes pour qu’ils apprennent de jolies mélodies. Tout d’abord, nous enverrons des trompettes, des tambours et des flûtes, ensuite des violons et des pianos ; puis du savon et des brosses à dents. Nous leur apprendrons nos danses. Lorsqu’ils seront habitués à tout cela, ils cesseront peut-être d’être si noirs. À vrai dire, cela ne fait rien qu’ils aient un aspect différent.[T1]

— Je sais ce que je vais faire, ajouta Mathias. J’établirai dans la capitale de Bum-Drum un télégraphe sans fil. À ce moment-là, je pourrai régler avec eux toutes les affaires, car continuer à faire de si longs voyages est bien difficile.

Mathias convoqua les artisans royaux et ordonna de confectionner pour Bum-Drum vingt vêtements, vingt paires de chaussures et vingt chapeaux. Le coiffeur coupa les cheveux de Bum-Drum, qui se prêta de bonne grâce à tout cela. Il lui arriva quelques désagréments, par exemple de manger un tube de pâte dentifrice ou un morceau de savon de toilette. Depuis ce jour, quatre laquais le surveillent pour qu’il ne commette plus de nouvelles sottises par ignorance.

 


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Commentaires sur la traduction

[T1] Correction typographique d’un problème courant des premières éditions françaises dans la transcription d’une suite de phrases ou d’interjections prononcées par la même personne (un tiret suivi d’une mise à la ligne avec emploi de guillemets).

 

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23/07/2004 - Revu le : 24/07/04