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(32) Le roi Mathias Ier

 

 

Ils se sont égarés !

Qui n’a pas enduré lui-même ce drame ne comprendra pas l’horreur que renferme ce mot… égaré !

Lorsque tu t’égares dans la forêt, tu as au moins des arbres autour de toi, tu peux trouver la chaumière du garde forestier. Tu as dans le bois des myrtilles, un petit ruisseau où tu peux boire et tu peux t’endormir sous un arbre.

Dans un navire qui s’égare, il y a des gens qui peuvent vous distraire et vous consoler ; il y a une réserve de nourriture ; on peut apercevoir des îles inconnues. Mais seuls, tous les deux, égarés dans l’air au-dessus d’un désert, c’est certainement la plus terrible mésaventure qui puisse arriver à l’homme.

Ne rien pouvoir demander, ne rencontrer personne, ne pouvoir même pas s’endormir pour se réconforter un peu !

Tu restes assis dans cet étrange oiseau, tu sais qu’il file comme une flèche, mais on ne sait pas jusqu’où il peut aller ; tu sais qu’il volera aussi longtemps qu’il aura de l’essence et de l’huile, mais il tombera comme un mort lorsque la réserve se sera épuisée ; avec la mort du géant, aucun espoir, ce sera la fin dans le sable chaud du désert !

Il y a deux jours, nos aviateurs ont survolé la deuxième oasis ; aujourd’hui à sept heures ils auraient dû survoler la troisième oasis, et à quatre heures dans l’après-midi ils auraient dû être au pays de Bum-Drum.

Les heures ont été calculées par vingt savants professeurs, avec précaution, en accord avec la puissance du vent.

Ils volaient toujours dans la même direction, car dans l’air il n’y a pas besoin d’éviter des obstacles.

Que s’est-il donc passé ?

À sept heures du matin, ils devaient survoler la troisième et dernière oasis ; or il était maintenant sept heures quarante minutes et, au-dessous d’eux, rien que le sable.

— Combien de temps pouvons-nous tenir l’air ?

— Six heures au plus. Nous aurions peut-être de l’essence pour plus longtemps, mais cette bête boit tellement d’huile qu’on ne pourra pas se tirer d’affaire. Il fait chaud, elle a soif, cela n’a rien d’étonnant.

Il était d’autant plus sensible à cette idée de soif qu’eux-mêmes n’avaient pas une grande réserve d’eau.

— Que Votre Majesté boive, dit l’aviateur, à moi il me faut moins d’eau, mes pieds sont restés au pays, pas besoin d’eau pour eux… ; puis il ajouta en riant : Il me sera difficile après la mort de retourner à quatre pattes à la maison pour retrouver mes pieds.

Il faisait semblant de plaisanter. Mathias voyait bien que le courageux aviateur avait des larmes aux yeux.

— Sept heures quarante-cinq minutes.

— Cinquante minutes après sept heures !

— Huit heures ![T1]

Et on n’apercevait toujours aucune oasis.

S’il y avait eu une tempête ou un cataclysme quelconque, ils périraient en beauté. Mais au contraire tout allait bien.

Dix secondes avant l’horaire fixé, ils avaient survolé la première oasis et avec un retard de quatre secondes ils étaient passés au-dessus de la deuxième. Ils volaient toujours à la même vitesse. Cinq minutes de retard n’auraient rien d’inquiétant, mais une heure entière !

Et presque au but ! Car ce dangereux voyage devait se terminer le jour même. Tout dépendait de ce dernier parcours.

— Il faudrait peut-être changer de direction, conseilla Mathias.

— Il est facile de changer de direction. Mon petit avion est obéissant ; au moindre signe, il m’écoutera. Il marche à merveille. Ce n’est pas sa faute ce qui est arrivé. Ne te désole pas mon cher petit oiseau. Changer de direction ! Mais pourquoi et pour laquelle ? Je pense qu’il faut continuer à voler. C’est peut-être quelque nouveau tour diabolique, comme avec cette roue ? Comment a-t-elle disparu ? Et pourquoi l’a-t-on retrouvée aussitôt ? Ah ! De nouveau le moteur a soif. Tiens, niais, un verre d’huile, mais souviens-toi que l’ivresse amène toujours le malheur, et tu n’as de toute façon rien de bon à attendre.

— Oasis ! cria brusquement Mathias qui n’enlevait pas la lunette de son œil.

— Tant mieux ! dit le pilote, aussi calme à présent dans le bonheur qu’il l’était il y a un instant dans le malheur. Pour une oasis, c’est une oasis ! Un retard d’une heure et cinq minutes, cela n’a rien de terrible. Nous avons une réserve d’essence pour trois heures de plus qu’il ne faut, car le vent ne. nous dérange pas. Alors, buvons maintenant ensemble un verre.[T2]

L’aviateur remplit d’eau son gobelet et trinqua avec la burette à huile.

— À ta santé petit frère !

Après avoir graissé copieusement le moteur de l’avion, il but le gobelet d’eau tout entier.

— Que Votre Majesté Royale me permette pour un instant de regarder à la lunette avec mon seul œil cette merveille… Il a de jolis petits arbres, Bum-Drum. Votre Majesté est-elle certaine que Bum-Drum a cessé d’être cannibale ? Être mangé, ce n’est pas le pire après tout, quand on sait au moins qu’on sera loué, savouré. Mais, moi, je suis dur certainement, et coriace ; en outre, sans pieds, je pèse moins, et un bouillon avec des côtes brisées ne sera pas nutritif.[T3]

Mathias ne revenait pas de son étonnement. Comment cet homme taciturne qui, pendant tout le voyage en chemin de fer, n’avait presque rien dit était-il devenu subitement gai et loquace ?

— Sa Majesté Royale est-elle sûre que c’est bien ici la même oasis ? Peut-être de nouveau nous allons retrouver le maudit sable, et dans ce cas il serait préférable d’atterrir ici.

Mathias n’était pas si sûr, car vu d’en haut, tout a une autre apparence, mais ils ne pouvaient pas atterrir n’importe où ; sûrement, ils rencontreraient des brigands du désert, ou ils tomberaient sous les griffes des animaux sauvages.

— Nous pouvons peut-être réduire l’altitude afin d’examiner de plus près les lieux.

— Bien, soit ! dit Mathias.

Ils volaient très haut pour avoir moins chaud et économiser l’huile. À présent, ils n’avaient pas besoin d’avoir peur, ils étaient à peine à quelques heures de vol du but de leur voyage. L’avion vrombissait, se débattait et commençait à descendre.

— Qu’y a-t-il ? s’étonna Mathias.

Et immédiatement, il cria :

— Montez ! Le plus rapidement possible !

Quelques dizaines de flèches s’enfoncèrent dans les ailes de l’avion.

— N’es-tu pas blessé ? demanda Mathias inquiet au pilote.[T4]

— Pas du tout, mais ils nous reçoivent gentiment. Il n’y a pas de quoi ! ajouta-t-il.

Quelques flèches sifflèrent encore très près de l’avion. De nouveau, ils s’élevèrent plus haut.

— Je suis sûr que c’est la même oasis. Les brigands du désert ne s’enfoncent pas trop loin, là-bas ils n’auraient rien à faire. Ils rôdent dans le voisinage des forêts de Bum-Drum, et ils campent dans la plus proche oasis.

— Votre Majesté Royale sait-elle que nous ne revenons pas par avion, mais à coup sûr à dos de chameaux ?

— Bien entendu, Bum-Drum nous renverra comme la première fois. Du reste au pays de Bum-Drum, on pourrait peut-être au plus se procurer de l’huile, mais de l’essence, certainement, il n’y en a pas.

— Si c’est ainsi, dit le pilote, on peut risquer. Quand un mécanicien de chemin de fer a du retard, il faut qu’il accélère pour arriver à temps. Je le ferai aussi, je lancerai l’appareil de toutes ses forces pour qu’on atterrisse juste à l’heure marquée dans l’indicateur. Peut-être est-ce le dernier vol de ma vie, alors je veux pour le moins en profiter.

Il lança le moteur avec une telle vitesse qu’après une minute ils avaient déjà l’oasis et les brigands loin derrière eux.

— Les flèches ont-elles causé quelque dommage ? demanda Mathias.

— Pas le moindre… Qu’elles restent où elles sont !

Ils volaient, volaient. Le moteur bien graissé marchait à merveille. Comme la précédente fois commencèrent à se montrer, petit à petit, tantôt des broussailles, tantôt des taillis.

Oh ! Oh ! Mon petit cheval sent déjà l’écurie ! plaisantait l’aviateur.

Ils avaient bu le reste d’eau, mangé leurs rations pour ne pas arriver le ventre creux. Car on ne savait pas combien de temps dureraient les festivités de bienvenue, avant qu’on leur offrît un repas. Puis il ne convenait pas de venir en visite si affamé. Les Noirs ne devaient pas penser qu’ils étaient venus exprès et seulement pour qu’on les nourrisse.

Avec précaution, ils commencèrent à descendre ; ils avaient réduit la vitesse, Mathias de loin avait aperçu le sable gris des forêts de Bum-Drum.

— Mais, dit le pilote, est-ce que là-bas dans le bois il y a une clairière ? Car sur les arbres, nous ne pouvons pas nous poser… Il est vrai qu’une fois, j’ai atterri dans une forêt. En fait, ce n’était pas moi qui atterrissais, mais plutôt l’avion qui me faisait atterrir. C’est à ce moment-là que j’ai perdu un œil. J’étais encore jeune et les avions aussi étaient jeunes et désobéissants.

Devant le palais, c’est-à-dire devant la tente de Bum-Drum, il y avait une spacieuse clairière.

Maintenant, tout à fait bas, et tournoyant au-dessus de la forêt, l’avion cherchait cette clairière.

— Un peu à droite ! cria Mathias, en regardant à travers la lunette. Trop loin ! reculez s’il vous plaît. À gauche, un cercle plus petit, bien !

— Oh, je vois, oui, voici la clairière… Mais qu’est ce que c’est ?

— Remontez ! ordonna Mathias effrayé.

Ils s’élevèrent plus haut. À leurs oreilles arrivait d’en bas un grand vacarme. C’était comme si la forêt tout entière criait. Toute la clairière était pleine de gens devant la tente royale, serrés tête à tête.

Quelque chose devait se passer. Ou Bum-Drum était décédé ou c’était une fête quelconque.

— Nous ne pouvons tout de même pas nous poser sur leurs têtes. Il faut nous élever et redescendre, jusqu’à ce qu’ils comprennent qu’ils doivent se disperser ; autrement nous les blesserons.

Sept fois, ils s’élevèrent et s’abaissèrent jusqu’à ce que les sauvages comprissent que ce grand oiseau voulait se poser sur la clairière. Non sans peine, ils reculèrent entre les arbres, et alors l’avion atterrit tranquillement.

À peine Mathias avait-il mis pied à terre qu’accourait vers lui une étrange créature chevelue qui de toutes ses forces lui sautât au cou.[T5]

Mathias se tint immobile jusqu’à ce que sa tête cessât de tourner et qu’il pût voir clair de nouveau. Alors seulement il distingua tout près de son visage la tête crépue d’un enfant noir.

Et comme l’enfant levait la tête et le regardait dans les yeux, Mathias reconnut la fille du roi, la gentille petite Klu-Klu.

 


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Commentaires sur la traduction

[T1] Correction typographique d’un problème courant des premières éditions françaises dans la transcription d’une suite de phrases ou d’interjections prononcées par la même personne. Plutôt qu’un tiret suivi d’une mise à la ligne avec emploi de guillemets (?), nous avons préféré utiliser ici une succession de tirets.

[T2-T3] Idem. Ici nous avons préféré réunir les deux phrases derrière un seul tiret, la rupture du rythme étant déjà dûment signalée par le texte (par un commentaire ou des points de suspension).

[T4] Correction typographique : tiret de dialogue omis dans les premières éditions françaises.

[T5] En remplacement de : « le saisit par le cou ».

 

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23/07/2004 - Revu le : 25/07/04