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(34) Le roi Mathias Ier

 

 

Le lendemain de l’arrivée de Mathias, le président des ministres convoqua le Conseil, mais Mathias demanda qu’on l’ajournât.

Justement, il était tombé une merveilleuse petite neige toute blanche ; dans le parc royal s’étaient rassemblés une vingtaine de garçons, parmi eux, Félix et Stani. Ils s’étaient bien amusés, au point que Mathias avait le cœur serré d’abandonner les jeux.

— Monsieur le Président des ministres, dit Mathias, je suis revenu seulement hier d’un fatigant et dangereux voyage. J’ai arrangé tout comme il faut. Bien qu’étant roi, ne puis-je me reposer au moins un jour ? Je suis un petit garçon et j’aime jouer. S’il n’y a rien de très important, et si l’on peut surseoir d’un jour, je préfère que le Conseil n’ait lieu que demain. Aujourd’hui, j’irai m’amuser une journée entière avec les autres garçons. Une si belle neige ! C’est probablement la dernière cette année.

Le président des ministres eut pitié de Mathias ; car bien que Mathias ne lui ait pas réclamé mais seulement « demandé » si la permission était possible, ce fut comme si Mathias avait exigé.

— Eh bien ! Pour un jour on peut attendre, dit le Premier ministre.[T1]

Mathias sauta de joie. Il endossa une courte pelisse[1] pour ne pas être gêné. Un instant après, il faisait des boules de neige et les lançait sur les autres garçons. Tout d’abord, ceux-ci ne jetèrent aucune boule contre Mathias, ils ne savaient pas si cela était permis. Mathias s’aperçut qu’on ne le visait pas, il cria :

— Je ne joue plus avec vous. Écoutez ! Ce n’est pas un jeu si je lance seul les boules contre vous, et si vous ne m’en lancez pas. Alors, n’hésitez pas, je saurai me défendre. Les boules, ce ne sont pas des flèches empoisonnées.

Entendu ! Ils se partagèrent en deux groupes. Ceux-ci attaquaient, les autres se défendaient. Le vacarme était si fort que les laquais vinrent voir dehors ce qui se passait. Ils remarquèrent le roi, s’étonnèrent, ne dirent rien et repartirent.

Personne n’aurait reconnu le roi, s’il n’avait pas été connu. Comme tous les garçons, il était couvert de neige, car plusieurs fois il avait été renversé et plus d’une fois il avait reçu des boules de neige dans le dos, sur la tête et sur les oreilles. Il se défendait avec acharnement.

— Écoutez-moi, cria subitement Mathias. Convenons d’une chose : celui qui sera touché par une boule sera compté comme tué, et ensuite il ne pourra plus prendre part à la bataille. Comme cela nous saurons au moins qui a gagné.

Cela n’était pas l’idéal non plus, car tous furent « tués » trop vite. Alors ils convinrent que serait « tué » celui qui recevrait une boule à trois reprises. Il est vrai que quelques-uns trichaient, car bien que trois fois frappés, ils continuaient à se battre. Mais c’était déjà mieux. Il y avait moins de vacarme, ils pétrissaient mieux les boules et visaient plus attentivement. Ensuite, ils changèrent encore la règle du jeu. Le « tué » fut celui qui tombait.

Merveilleux, admirable, était ce jeu.

Puis ils façonnèrent un immense bonhomme de neige, ils lui firent tenir un balai, lui firent des yeux avec du charbon, et un nez avec une carotte. À tout instant, Mathias entrait en coup de vent dans la cuisine royale.

— Monsieur le Cuisinier, je vous demande deux petits morceaux de charbon.

— Monsieur le Cuisinier, je vous demande une carotte pour le nez du bonhomme de neige.

Le cuisinier était fâché, car derrière Mathias tous les garçons entraient dans la cuisine. Il faisait chaud, la neige qui adhérait à leurs chaussures fondait et le plancher se salissait.

— Depuis vingt-huit ans je suis le cuisinier royal, mais ma cuisine n’a encore jamais ressemblé à une porcherie ! Je ne me souviens pas d’avoir vu cela ! grognait le cuisinier en colère, chassant devant lui les marmitons pour qu’ils essuient le plancher.

« Quel dommage que dans le pays de Bum-Drum il n’y ait pas de neige, pensait Mathias. J’aurais appris aux enfants noirs à faire des bonshommes de neige. »

 

Lorsque le bonhomme de neige fut terminé, Félix proposa une promenade en traîneau. Il y en avait quatre petits pour les enfants royaux et quatre poneys. On attela les poneys.

— Nous allons conduire seuls, dit Mathias aux palefreniers. Nous ferons la course autour du parc. Le vainqueur sera celui qui le premier aura fait cinq tours entiers.

— Bien ! acquiescèrent les garçons.

Mathias était déjà monté dans son traîneau quand il aperçut le président des ministres qui marchait très vite dans sa direction.

— C’est pour moi certainement, s’attrista Mathias, et il soupira. Et c’était la vérité.

— Je demande pardon ! Mille pardons à Votre Majesté Royale. Il m’est fort désagréable d’être obligé d’interrompre le jeu de Votre Majesté.

— Tant pis, amusez-vous sans moi, dit Mathias aux garçons. Alors qu’est-il arrivé d’important ?

— Notre plus important espion étranger est arrivé, dit le ministre en chuchotant. Cet espion a apporté de telles nouvelles qu’il ne pouvait les écrire. Il avait peur que sa lettre ne, tombât dans les mains de quelqu’un. Nous devons tout de suite délibérer, car dans trois heures il repartira pour l’étranger.

Pendant ce temps, les premiers traîneaux s’étaient retournés, car les poneys qui depuis longtemps n’avaient pas été attelés étaient très méchants :[T2] au lieu d’avancer, ils sautaient sur le côté.

 

Mathias regardait avec tristesse comment les garçons se remettaient debout dans la neige, et en riant relevaient les traîneaux. Mais que faire. Et il partit.

Mathias était curieux de voir un véritable. Espion. Jusqu’alors il avait seulement entendu parler de lui sans le connaître. Il pensait qu’on allait introduire un garçon, quelque va-nu-pieds[2] ou un vieillard avec un sac sur le dos. Et Mathias avait devant lui un monsieur très élégant. Il crut au premier abord que c’était le ministre de l’Agriculture qu’il[T3] connaissait moins bien que les autres parce qu’il administrait à la campagne et venait rarement aux séances du Conseil.

— Je suis le Chef des agents secrets chez le premier roi étranger dit le Monsieur élégant. Je suis venu pour prévenir Votre. Majesté roya1e que le fils de ce roi a achevé hier la construction d’une forteresse. Là n’est pas encore le pire… Il y a un 'an, en grand secret, il a construit dans la forêt une grande usine de projectiles ; il est tout à fait prêt pour la guerre. Il a six fois plus de poudre que nous.

— C’est un fourbe ! cria Mathias. Moi, je construis dans la forêt des maisons pour les enfants pour qu’ils puissent, l’été, aller à la campagne, et lui fabrique pendant ce temps[T4] des obus et des canons pour attaquer mon État, et détruire ce que je construis.

— Un instant, ce n’est pas tout, continua l’espion de sa voix agréable et calme. Il allait commettre quelque chose de plus grave. Sachant que Votre Majesté Royale se propose d’envoyer aux rois étrangers des invitations pour l’ouverture solennelle du Parlement, il a corrompu notre Secrétaire qui, à la place d’invitations, devait leur envoyer une fausse déclaration de guerre.

— Ah ! Quelle crapule[T5] ! Je me suis rendu compte lorsque j’étais en visite chez lui qu’il me supportait mal.

— Je n’ai pas encore, fini. Il est très avisé, ce fils du vieux roi. Au cas où le Secrétaire, ici, ne réussirait pas à changer les lettres, deux papiers identiques ont été préparés[T6] avec la signature imitée de Mathias-Roi, pour le roi triste et pour l’ami des rois jaunes[T7] ; maintenant Votre Majesté me permettra de me lever pour défendre l’auteur de ces procédés.

— Comment pouvez-vous plaider en faveur d’un pareil brigand et d’un pareil hypocrite ?

— Il est difficile de l’accabler ; il prend soin de son pays comme nous nous soucions du nôtre. Nous voulons être les premiers, eux aussi… Il ne faut pas se mettre en colère ; seulement, il faut veiller et remédier à tout cela[T8] en temps voulu ;

— Alors que dois-je faire ?

— Votre Majesté Royale signera tout de suite les invitations pour les rois étrangers et j’emporterai ces lettres en secret Demain, après le Conseil, vous déciderez du moment où vous inviterez les rois étrangers et de quelle manière, en laissant croire que ces lettres ne sont pas encore envoyées. Il faut laisser le temps[T9]au Secrétaire d’intervertir les lettres et les ouvrir à la dernière seconde… Et à ce moment-là l’arrêter[T10].

— Et puis qu’arrivera-t-il avec la forteresse et cette usine de canons ?

— Eh ! Bagatelle ! soupira l’agent secret. On fera sauter en l’air la forteresse et l’usine. Je suis venu chez Votre Majesté Royale justement pour cette affaire, pour obtenir la permission d’agir.

Mathias pâlit.

— Comment ? Mais il n’y a pas de guerre. Pendant la guerre, c’est autre chose si on fait sauter une poudrière ennemie ! Mais feindre de ne rien savoir de ce que l’ennemi fabrique, et l’inviter en lui causant un tel dommage.

— Je comprends, continua le Chef des espions, Votre Majesté Royale pense que cela n’est ni noble ni beau. Si Votre Majesté ne me le permet pas, je ne le ferai pas. Mais nous serons très malheureux, ils ont six fois plus de poudre que nous.

Mathias marchait dans son cabinet, très énervé.

— Comment allez-vous exécuter ce plan ? demanda Mathias.

— L’adjoint du principal ingénieur de cette usine a été acheté par nous. Il sait avec précision où se trouve chaque chose. Il existe un petit bâtiment servant de dépôt pour les planches. L’exécution de ce plan sera tenue dans un secret absolu. Il y a beaucoup de copeaux qui s’embraseront et un incendie éclatera.

— Alors, on l’éteindra !

— Ils n’éteindront pas le feu, dit le Chef des espions en souriant et fermant les yeux à demi, car cela se passera de manière si étrange qu’au même moment la principale conduite d’eau éclatera, et dans toute l’usine il n’y aura pas une goutte d’eau. Que Votre Majesté soit tranquille. Et personne ne le saura.

— Les ouvriers périront-ils ? demanda à nouveau Mathias.

— Les incendies éclatent d’habitude la nuit, alors que beaucoup d’ouvriers sont absents. Il y aura peu de victimes.

Mais en cas de guerre, il y en aurait cent, mille fois plus.

— Je sais, je sais, dit Mathias.

— Votre Majesté, nous sommes obligés d’agir ainsi, plaça timidement le président des ministres.

— Je le sais que nous y sommes obligés ! dit Mathias avec colère, alors pourquoi me demandez-vous si je permets ?

— Il nous est interdit de faire autrement.

— Alors, allez ! Incendiez cette usine ; mais ne touchez pas à la forteresse en cette occasion.

Mathias signa promptement les invitations aux rois pour l’ouverture du Parlement et retourna dans son appartement.

Il s’assit à la fenêtre et regarda comment Stani, Félix et les autres garçons conduisaient gaiement les traîneaux. Il appuya lourdement sa tête sur ses mains et pensa :

« Je sais maintenant pourquoi le roi triste joue avec son violon des airs si tristes. Je comprends aussi que tout en ne le voulant pas, il était obligé de faire la guerre contre moi. »

 


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Notes

[1] Mot très ancien toujours employé, issu d’un mot latin signifiant « peau », désignant un vêtement de type manteau ou pardessus doublé d’une peau garnie de ses poils.

[2] Ancienne dénomination des clochards aussi appelés « sdf », acronyme administratif de « sans domicile fixe », aujourd’hui passé dans le langague courant.

 

 

 

Commentaires sur la traduction

[T1] En remplacement de : « dit le Premier ».

[T2] Typographie : Deux-points en remplacement d’un point-virgule

[T3] En remplacement de : « , (une simple virgule) il le connaissait »

[T4] En remplacement de : « dans ce même temps »

[T5] En remplacement de : « Quel coquin », sachant que dans le passé, l’espression « coquin », désignait non pas des enfants farceurs mais des voyous adultes capables d’abuser da la confiance des gens.

[T6] En remplacement de « Si le Secrétaire, ici, n’avait pas réussi à changer les lettres, deux papiers identiques étaient préparés » (correction des temps employés et du style).

[T7] En remplacement de « pour la cour du roi triste et l’ami des rois jaunes ».

[T8] En remplacement de « remédier à tout ».

[T9] En remplacement de « Il faut permettre ».

[T10] En remplacement de « à ce moment l’arrêter ».

 

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23/07/2004 - Revu le : 24/07/04