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(31) Le roi Mathias Ier

 

 

L’officier de la garnison des Blancs était assis chez le télégraphiste et, tout en fumant sa pipe, il bavardait de choses et d’autres :

— Quelle vie de chien ! Rester ici dans ce village de Noirs, au bord du désert et ne jamais contempler l’univers de « Dieu ». Depuis le séjour du roi Mathias ici, le roi Bum-Drum envoie sans cesse à travers notre village des cages avec des bêtes sauvages et des sacs d’or. On s’ennuie encore plus. Les animaux vont aller vivre dans la capitale de Mathias, dans une belle ville, parmi les hommes blancs, et moi, homme, je dois, jusqu’à la mort, rester dans ce désert. Autrefois, les Noirs se révoltaient, alors on combattait contre eux ! Depuis qu’ils se sont liés d’amitié avec Mathias, ils restent calmes, ne nous attaquent plus. Le Diable seul[1] sait pourquoi nous sommes ici ! Encore un an ou deux, et on ne saura plus comment tirer.

Le télégraphiste voulait dire quelque chose, mais subitement le télégraphe se mit à fonctionner.

— Oh ! Un télégramme.

L’appareil fit son tic-tac et sur le ruban de papier blanc commencèrent à se montrer des lettres.

— Une curieuse nouvelle.

— Laquelle ?

— Je ne sais pas encore. Attendez un instant… « Le roi Mathias arrivera demain à seize heures par le train ; de là, il volera en avion au-dessus du désert… jusqu’au roi Bum-Drum… Avion arrivera aussi… Par le même chemin de fer… Pendant le déchargement de l’avion… Ordre de casser une commande quelconque… De façon que… Le roi Mathias ne puisse pas s’envoler ». C’est confidentiel.

— Je comprends, dit le capitaine. L’amitié de Mathias avec Bum-Drum ne plaît certainement pas aux autres rois. C’est un ordre très désagréable. Eux n’ont pas voulu se lier avec les cannibales et ils veulent empêcher Mathias de joindre Bum-Drum. C’est un mauvais tour de leur part. Mais moi, je me trouve dans une drôle de position. Je suis officier, je dois exécuter l’ordre.

Aussitôt, il appela un soldat, qui était son homme de confiance, lui ordonna de se déguiser en porteur de bagages et lui dit :

— À la gare, les porteurs sont des Noirs ; aussi quand Mathias apercevra un Blanc, il l’engagera probablement pour qu’il surveille les sauvages, afin qu’ils n’abîment pas une pièce de l’avion. Donc, à toi de dévisser une roue pour rendre l’avion inutilisable.

— À vos ordres ! répondit le soldat.

Il se déguisa en porteur et alla à la gare.

Mathias arriva. Les Noirs l’entourèrent. Mathias montra, en faisant des signes, qu’il fallait sortir la machine avec précaution afin de ne rien abîmer. Mathias craignait qu’on ne le comprît pas. Il aperçut alors un homme blanc. Mathias se réjouit beaucoup.

— Je vous payerai bien, dit Mathias, expliquez-leur ce qu’il faut faire, et surveillez.

Sur ces entrefaites, le capitaine accourut, faisant semblant d’apprendre juste à l’instant l’arrivée de Mathias.

— Quoi ! Par avion ? Oh ! Quel merveilleux voyage. Comment ? Déjà demain le départ ? Que le roi s’arrête donc quelques jours chez nous pour se reposer ! Venez, Messieurs, chez nous pour le petit-déjeuner.

Mathias accepta bien volontiers. Mais l’aviateur, lui, ne voulait s’éloigner sous aucun prétexte.

— Je préfère rester et surveiller avec mon seul œil, pour qu’on ne manigance pas quelque chose.

— Je vais surveiller, dit le soldat déguisé en porteur.

Le pilote sans pieds s’entêta. Non et non ! Jusqu’à ce que l’avion soit enlevé du wagon et remonté, il était décidé à ne pas bouger d’un pas.

Que faire en présence d’un pareil entêté ?

Les Noirs retirèrent séparément les ailes, la caisse contenant le moteur, puis l’hélice, et aussitôt, sous la direction du pilote, ils remontèrent l’appareil.

Le porteur déguisé essayait, tantôt d’une manière, tantôt d’une autre, de se débarrasser du pilote, mais il n’y avait rien à faire ; il eut l’idée d’offrir un cigare somnifère à l’aviateur qui, après avoir tiré quelques bouffées, s’endormit.

— Laissons l’homme blanc dormir. Il est très fatigué du voyage, et vous aussi vous êtes épuisés, dit le porteur blanc aux Noirs. Voici de l’argent, allez boire de l’eau-de-vie.

Les Noirs s’en allèrent. L’aviateur dormait et le Blanc, pendant ce temps-là, dévissa la roue la plus importante. Sans elle, l’avion ne pouvait s’envoler. Et il l’enterra dans le sable, sous un figuier. Une heure plus tard, l’aviateur se réveilla, honteux de s’être endormi pendant le travail, et il acheva le montage de l’avion que les Noirs firent ensuite rouler[T1] jusqu’au camp.

— Eh bien ? demanda à voix basse l’officier au soldat.

— Ordre exécuté[T2], répondit le soldat. J’ai enterré sous un figuier la roue dévissée. Dois-je l’apporter ici ?

— Non ! C’est inutile, elle peut rester là-bas.

Quand Mathias commença à se préparer pour l’envol, le soleil n’était pas encore levé. Ils prirent une réserve d’eau pour quatre jours, un peu de nourriture, et deux revolvers. Ils remplirent d’essence le réservoir de l’appareil et prirent aussi de l’huile pour le moteur. Rien de plus, il fallait que l’avion soit le plus léger possible.

— Voilà, nous pouvons partir.

— Tiens ! Qu’est-ce que cela signifie ? Le moteur ne répond pas ? Que peut-il se passer ? Je l’ai pourtant emballé moi-même et moi-même je l’ai remonté.

— Il n’y a pas de roue, cria-t-il tout à coup. Qui a pu dévisser la roue ?

— Quelle roue ? demanda l’officier.

— Ici, là, il y avait une roue. Sans cette roue, nous ne pouvons partir.

— Vous n’aviez donc pas pris une roue de secours ?

— Une roue de secours ! Allons donc, je ne suis pas fou. J’ai pris ce qui pouvait se casser en route ou se détériorer, mais une roue ne peut pas se casser ou se détériorer !

— On a peut-être oublié de la serrer !

— Allons donc, je l’ai vissée moi-même à l’usine et je l’ai vu hier, quand on retirait le moteur de la caisse. Quelqu’un a dû la dévisser exprès.

— Si c’est une roue brillante, dit l’officier, les Noirs ont pu la prendre, ils aiment beaucoup les objets scintillants.

Mathias, cruellement affligé de l’incident, se tenait silencieux près de l’avion, lorsqu’il aperçut quelque chose qui brillait dans le sable, près de l’aile de l’appareil.

— Qu’est-ce qui brille là-bas ? Regardez, Messieurs.

La surprise fut générale lorsque l’on vit que l’objet scintillant était justement la roue égarée.

— Quel pays diabolique ! cria le pilote. Il se passe des choses étranges ici ! Depuis que je suis en vie, je ne me suis jamais endormi pendant mon travail ; hier pour la première fois je me suis assoupi. J’ai eu plusieurs fois des pièces de mes avions détériorées et cassées, mais jamais cette roue, qui est justement très fortement fixée, ne s’est dévissée. Alors que fait-elle ici ?

— Dépêchons-nous, dit Mathias, nous avons déjà perdu une heure.

Le plus étonné fut l’officier, et le soldat plus encore. Il était maintenant en costume ordinaire et se tenait non loin, de là.

C’est une farce de ces diables noirs, pensa-t-il !

Et c’était vrai.

Lorsque les Noirs étaient partis au cabaret, ils avaient commencé à parler de cette étrange machine qu’ils avaient déchargée du train.

— Tout à fait comme un oiseau.

— Il paraît que le roi blanc doit s’envoler avec pour aller chez Bum-Drum, le mangeur d’hommes.

— Que n’inventent-ils pas, ces Blancs ? D’étonnement, ils hochèrent la tête.

— Pour moi, dit un vieux Noir, plus étrange encore que l’oiseau des Blancs est ce porteur blanc. Depuis trente ans que je travaille chez les Blancs, je ne me souviens pas avoir vu une seule fois un Blanc s’apitoyer sur un ouvrier noir fatigué, au point de lui donner de l’argent avant la fin du travail.

— Alors que fait-il ici ? Est-il arrivé avec eux ?

— Je suis absolument certain[T3] que c’est un de la garnison, déguisé en porteur, car pour un Blanc il parle trop bien notre langue.

— Vous n’avez pas remarqué que ce mécanicien sans pieds s’est endormi quand le porteur blanc lui a donné un cigare ? C’était certainement un cigare narcotique.

Il y avait quelque chose de louche. Ils en étaient sûrs, à l’unanimité.[T4]

Sitôt le travail achevé, le portefaix[2] blanc partit, les Noirs s’assirent à proximité[T5] du palmier sous lequel la roue était enterrée.

Tout à coup, un Noir s’écria :

— Oh ! Regardez là-bas, le sable a été fraîchement remué. Quelque chose doit être enterré car je me souviens parfaitement que le sable n’était pas ainsi avant le travail.

Ils commencèrent à bêcher et trouvèrent la roue. Alors, ils devinèrent tout.

Mais que faire ?

Les Blancs voulaient donc jouer un mauvais tour à Mathias, mais les Noirs aimaient Mathias.

Grâce à lui, ne gagnaient-ils pas de l’argent ? Ils déchargeaient les chameaux de Bum-Drum et chargeaient les lourdes cages, les caisses et aussi les sacs dans les wagons de ce dragon crachant le feu, que les Blancs appellent « chemin de fer ».

— Que faire ? se demandaient-ils.

S’ils allaient chez Mathias pour lui rendre la roue ? L’officier de la garnison pourrait les punir sévèrement.

Après avoir longtemps délibéré, ils décidèrent de se glisser la nuit dans le camp et d’y déposer la roue.

Ainsi fut fait. Et grâce à l’aide de ces braves gens[T6], Mathias put se remettre en route malgré un retard de trois heures.

 


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Notes

[1] « Le diable seul sait » (expression populaire) en remplacement de : « Le diable seul ».

[2] Portefaix : porteur. Mot ancien de 1270, venant de porte et de faix (porte-faix), désignant celui dont c’était le métier de porter des fardeaux. [Le Petit Robert].

 

 

 

Commentaires sur la traduction

[T1] En remplacement de (inversion) : « les Noirs ensuite firent rouler ».

[T2] En remplacement de : « Tout est exécuté ».

[T3] En remplacement de « Je vous donne ma parole ». On aurait dit de préférence : « Je donne ma main à couper » ou une autre expression de ce genre.

[T4] En remplacement de : « Il y avait quelque chose dedans. Ils tombèrent d’accord, à l’unanimité ». Plus une correction typographique annulant le style de dialogue improprement donné à cette phrase.

[T5] En remplacement de : « pas très loin ».

[T6] En remplacement de « braves Noirs ». Employée ici, cette expression aurait une forte connotation péjorative et condescendante à l’opposé du sens de la phrase.

 

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23/07/2004 - Revu le : 24/07/04