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(30) Le roi Mathias Ier

 

 

Il fallait absolument organiser une réunion des rois.

D’abord, Mathias était allé chez eux en visite, il était normal maintenant de les inviter chez lui. Secundo, il fallait ouvrir solennellement la première séance du Parlement en présence de tous les rois. Ensuite, il fallait leur montrer le nouveau jardin zoologique. Enfin, chose capitale, il fallait s’entretenir avec eux pour savoir s’ils voudraient vivre, oui ou non, en bonne amitié.

On envoya lettre sur lettre, télégramme après télégramme, les ministres partaient et revenaient. Cette affaire était très importante : ou bien une bonne entente avec les rois et une collaboration paisible afin que tout marche pour le mieux et que tout le monde se trouve bien, qu’il y ait beaucoup de travail bien rémunéré, que tout soit bon marché et de bonne qualité ; ou alors une nouvelle guerre.

Aussi les conférences se tenaient-elles jour et nuit. La même activité se déroulait dans le château de Mathias et chez les rois étrangers.

Un jour arriva un ambassadeur.

— Mon roi, dit-il, veut vivre en bonne intelligence avec Mathias.

— Alors pourquoi votre roi ressemble-t-il de nouvelles troupes et construit-il de nouvelles forteresses ? On ne bâtit pas de nouvelles forteresses si on ne veut pas faire la guerre.[T1]

— Mon roi, dit l’ambassadeur, a perdu une guerre, il est donc obligé de veiller, mais cela ne veut pas dire qu’il veuille vous attaquer !

Ce premier roi, d’après les rapports des espions, était le plus menaçant. À vrai dire, ce roi lui-même ne désirait pas la guerre ; il était vieux et fatigué, mais son fils aîné, le successeur au trône, souhaitait vivement une guerre contre Mathias. Les espions de Mathias avaient écouté une conversation entre le roi et son fils. Le fils disait :

— Père, vous êtes vieux et vous n’avez plus toutes vos forces ; donnez-moi donc le trône, et alors je viendrai à bout de Mathias.

— Quel mal t’a-t-il fait, Mathias ? Il est agréable, il me plaît beaucoup.

— Il te plaît et pourtant il a écrit une lettre au roi triste, lui proposant de nous quitter pour faire alliance avec lui. Il veut offrir au deuxième roi tous les rois jaunes, il gardera pour lui Bum-Drum et tous les rois noirs africains. Que nous restera-t-il ? Qui donc nous enverra de l’or et des cadeaux ? Et quand nous resterons seuls, ils deviendront les amis de Mathias et ensuite tous les trois nous attaqueront. Nous sommes obligés de construire deux nouvelles forteresses et d’avoir plus de troupes.

Le fils du vieux roi savait tout, il avait aussi des espions qui lui rapportaient toutes sortes d’informations. Le vieux roi était obligé d’admettre qu’il était nécessaire d’avoir une armée plus forte et de construire encore une autre forteresse. Il redoutait, s’il y avait une nouvelle guerre, de la perdre encore une fois et son fils pourrait lui dire :

— N’avais-je pas prévu, Père, qu’il en serait ainsi ? Si tu m’avais donné le trône et la couronne, cela ne serait pas arrivé.

Ainsi passèrent l’automne et l’hiver. On ne savait pas comment se noueraient les alliances.

À partir du moment où Mathias avait expédié les lettres invitant les rois chez lui, il leur fallait dire franchement s’ils venaient ou non.

À l’invitation de Mathias les rois répondirent ainsi :

— Mais oui ! Nous viendrons bien volontiers, mais nous posons comme condition que Mathias n’invite pas Bum-Drum. Nous sommes des rois blancs, et nous ne voulons pas nous asseoir à la même table que des mangeurs d’hommes. Notre bonne éducation et notre honneur royal ne permettent pas qu’on fraternise avec les sauvages.

Cette réponse offensa beaucoup le pauvre Mathias. Elle signifiait que Mathias était mal élevé et se déshonorait. Le ministre des Affaires étrangères conseillait qu’on fît semblant de n’avoir pas remarqué l’injure et de paraître n’avoir pas compris. Mais Mathias ne voulut rien entendre.

— Je ne peux pas feindre de ne pas comprendre. Non et non ! Non seulement ils m’ont offensé, mais aussi mon ami, celui qui m’a juré fidélité dans le danger, qui est prêt à sacrifier pour moi sa vie dans l’eau, dans le feu, dans l’air ; lui qui pour prouver à quel point il m’aime, proposait d’être mangé par moi. Cela n’est pas facile. Il est sauvage, très primitif, mais il veut se transformer. Il est mon véritable ami, il a confiance en moi. Ni lui chez moi, ni moi chez lui, n’a d’espions. Les rois blancs sont faux et jaloux. Je leur écrirai tout cela.

Le ministre des Affaires étrangères était effaré :

— Votre Majesté Royale ne veut pas de guerre, mais une réponse de ce genre serait la guerre certainement. Nous pouvons leur écrire, mais d’une autre façon.

Mathias ne dormit pas beaucoup cette nuit-là ; puis avec le ministre, il rédigea la réponse :

La situation se présentait ainsi :

— Le roi Mathias s’est lié d’amitié avec Bum-Drum pour que Bum-Drum cesse d’être cannibale. Bum-Drum a promis à Mathias de ne plus manger d’hommes. Et si malgré tout Bum-Drum n’a pas tenu sa parole, c’est seulement de peur que les sorciers l’empoisonnent. Les sorciers noirs ne veulent pas que leur peuple cesse d’être sauvage. Du reste, Mathias est prêt à vérifier si Bum-Drum a cessé d’être cannibale, et il donnera la réponse exacte aux rois blancs.

En terminant sa lettre, Mathias écrivit :

— Et j’assure Vos Majestés Royales que mon honneur et celui de mon ami noir me sont chers, et que cet honneur je suis prêt à le défendre au prix de mon sang et de ma vie.

Ce qui signifiait que les rois étrangers devaient prendre garde, car Mathias ne se laisserait pas offenser et que, tout en ne le désirant pas, il était prêt à affronter une nouvelle guerre.

Les rois étrangers répondirent :

— Bon, si Bum-Drum a cessé d’être un mangeur d’hommes nous acceptons de venir chez Mathias en même temps que lui.

Les rois étrangers, surtout le premier, cherchaient à traîner cette affaire en longueur parce que ses nouvelles forteresses n’étaient pas encore prêtes. Mais ils pensaient :

Lorsque Mathias va nous écrire que Bum-Drum n’est plus cannibale, nous répondrons que les rois noirs mentent, qu’ils sont parjures, qu’on ne peut les croire et qu’ainsi nous ne pouvons pas nous rendre chez Mathias.

Mais ils ne s’attendaient pas à ce que Mathias leur jouât un nouveau tour.

Dès que Mathias eût reçu la réponse, il déclara :

— Je pars en avion chez le roi Bum-Drum pour constater qu’il ne mange plus de chair humaine.

En vain, les ministres lui déconseillaient-ils un voyage aussi dangereux. Une tempête peut abattre l’avion, déclaraient-ils, le pilote peut s’égarer. L’avion manquera peut-être d’essence en cours de route, enfin il pourrait avoir une panne de moteur. L’industriel qui devait construire l’avion et allait aussi gagner beaucoup d’argent déconseillait lui-même ce voyage à Mathias.

— Je ne peux pas garantir, disait-il, que l’avion pendant les cinq jours qu’il devra tenir l’air ne subira aucune avarie. Et puis, les avions volent habituellement dans les pays tempérés. Nous ignorons encore si la chaleur n’abîmera pas quelque chose. Une vis peut se casser. Et dans le désert, on ne trouve pas de mécanicien pour réparer un avion en panne.

— L’avion, disait-il encore, ne pourra porter personne en plus du pilote et de Mathias. Alors comment fera Mathias pour se faire comprendre de Bum-Drum sans le professeur qui connaît les cinquante langues ?

Mathias hocha la tête : oui, il était conscient que c’était un voyage très difficile et très dangereux, qu’en effet il pouvait périr dans les sables du désert et que sans le professeur il ne serait guère facile de se faire comprendre de Bum-Drum ; mais malgré tout, sa décision était prise et il partirait.

Il insista auprès de l’industriel pour qu’il n’épargne aucune dépense, il lui dit de réunir les meilleurs techniciens, de faire venir les meilleurs outils et matériaux pour fabriquer le plus vite possible le meilleur des avions.

L’industriel laissa en chantier toutes les autres commandes et en trois équipes, jour et nuit, les mécaniciens les plus qualifiés se mirent au travail. L’ingénieur principal de l’usine se livra à des calculs si compliqués qu’il en devint fou, et il fut obligé de rester en traitement pendant deux mois à l’hôpital.

Mathias venait quotidiennement à l’usine dans la voiture royale, il y restait des heures, regardant avec minutie chaque petit tuyau et chaque vis.

On peut facilement s’imaginer quelle impression fit cette nouvelle du voyage du roi dans le pays et à étranger. Tous les journaux étaient consacrés, presque en entier, à des articles sur le voyage royal. Mathias était appelé le « Roi de l’air », le « Roi du désert », « Mathias le Grand », « Mathias le Fou ».

— Eh bien ! Maintenant ce sera la fin, affirmaient les jaloux. À deux reprises Mathias a pu réussir des exploits étonnants, mais maintenant il ne pourra pas s’en tirer.

Mathias chercha longtemps un chef pilote. Deux se présentèrent : l’un déjà mûr, sans pieds et avec un œil, et le second c’était Félix.

Le pilote sans pieds était justement un ancien mécanicien qui montait des aéroplanes. Il volait déjà quand les avions n’étaient pas encore très sûrs et tombaient souvent. Il était tombé sept fois, mais quatre fois il fut seulement fortement contusionné, sans blessures graves. La cinquième fois il perdit un œil ; une autre fois il se broya les pieds, et la dernière fois il se cassa deux côtes et il eut une si forte commotion au cerveau qu’il resta un an à l’hôpital. Il avait perdu la parole. Et même maintenant il ne parlait pas encore distinctement.

Ce dernier accident lui avait enlevé l’envie de voler, mais il aimait tant les avions qu’il était entré dans l’usine pour pouvoir au moins les construire et les regarder, puisqu’il ne pouvait plus voler.

Il partirait avec le roi Mathias. Il avait encore deux mains vigoureuses et un bon œil, cela suffisait.

Félix comprit facilement qu’il ne pouvait se mesurer avec un pilote aussi expérimenté. Il céda d’autant plus volontiers qu’il pensait comme tout le monde : s’il semblait facile de partir pour ce voyage, il apparaissait beaucoup plus difficile d’en revenir ; Mathias, enthousiasmé, s’envola un jour avec son pilote sans pieds.

 


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Commentaires sur la traduction

[T1] Correction typographique d’un problème courant des premières éditions françaises dans la transcription d’une suite de phrases ou d’interjections prononcées par la même personne. Plutôt qu’un tiret suivi d’une mise à la ligne avec emploi de guillemets (?), nous avons préféré ici réunir les deux phrases derrière un seul tiret, la rupture du rythme étant déjà dûment signalée par le texte (question/réponse).

 

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20/04/2004 - Revu le : 24/07/04