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(29) Le roi Mathias Ier

 

 

Pauvre Mathias ! Comme il désirait être un vrai roi et gouverner seul, il aurait voulu tout comprendre ! Son souhait s’accomplit plus tard. Mais il ne savait pas encore tout le travail, les soucis et les chagrins qui l’attendaient.

À l’intérieur du pays, tout allait bien. La construction des maisons pour les enfants était commencée dans la forêt. Les architectes, les maisons, les charpentiers, les fumistes[1], les ferblantiers[2], les serruriers, les vitriers avaient du travail et se montraient satisfaits, car ils gagnaient beaucoup d’argent. Les briqueteries, les scieries et les verreries travaillaient. On avait même construit une usine spécialisée dans la fabrication des patins et quatre autres pour les bonbons et les chocolats. On avait construit des cages spéciales pour les animaux sauvages, et des wagons pour les transporter par chemin de fer. Les wagons, pour le transport des éléphants et des chameaux, étaient difficiles à réaliser et très coûteux. Il fallait imaginer aussi un wagon spécial pour girafe avec son cou terriblement long.

Dans un faubourg, les jardiniers arrangeaient le futur parc zoologique. Ailleurs, on construisait deux grands immeubles où les députés du pays entier devaient se rassembler pour les séances et décider comment gouverner et quels règlements ordonner.

L’un des édifices du parlement était destiné aux députés adultes et l’autre aux députés des enfants.

On retrouvait la même installation dans les deux édifices, sauf que dans le parlement des enfants les poignées des portes étaient placées plus bas pour que les petits députés puissent ouvrir les portes tout seuls. Les fauteuils étaient bas, pour que leurs petites jambes ne balancent pas en l’air. Les fenêtres étaient plus basses aussi, pour qu’ils puissent regarder dans la rue lorsque les séances ne les intéresseraient pas.

Les artisans et les ouvriers se disaient satisfaits : ils avaient du travail. Satisfaits aussi, les industriels qui réalisaient de beaux bénéfices. Et satisfaits également les enfants, parce que le roi pensait à eux.

Ils lisaient leur journal, chacun pouvait y écrire ce qu’il voulait ; ceux qui ne savaient pas lire apprenaient maintenant plus vite à lite et à écrire, car ils voulaient savoir ce qui allait arriver et ils désiraient écrire à leur journal tout ce qui leur semblait bon.

Parents et instituteurs étaient heureux que les enfants soient aussi appliqués. Dans les écoles, on se battait moins, chacun voulait qu’on l’aime afin qu’on l’élise comme député.

L’armée n’était pas seule à aimer Mathias, presque tous les sujets l’adoraient. Ils s’étonnaient qu’un si petit roi apprît si vite et si bien à gouverner.

La nation ne soupçonnait pas que Mathias avait des ennuis. Le pire, c’était que les rois étrangers commençaient de plus en plus à jalouser Mathias.

— Qu’est-il en train de faire ? disent-ils. Nous, nous gouvernons depuis longtemps et Mathias veut être d’emblée le premier. Il est facile de se poser en bienfaiteur avec l’argent d’autrui. Bum-Drum lui a donné de l’or, Mathias en dispose. Mais est-il convenable qu’un roi blanc noue des liens d’amitié avec des mangeurs d’hommes ?

Mathias savait tout cela par ses espions et le ministre des Affaires étrangères l’avertissait que la guerre pouvait éclater. Mathias ne voulait pas d’une guerre à présent. Il ne voulait pas se détacher de son travail. Qu’arriverait-il ? Les artisans seraient à nouveau obligés d’aller dans les tranchées et les maisons resteraient inachevées. Mathias voulait que dès cette année les enfants partent en été pour la campagne et qu’à l’automne les deux Parlements des adultes et des enfants se réunissent.

— Alors comment pourrais-je faire pour qu’il n’y ait pas de guerre ? se demandait Mathias en marchant à grands pas à travers son cabinet, les mains croisées derrière le dos.
« Il faudrait que les rois étrangers se brouillent entre eux et que les plus forts fassent alliance avec moi. »
« Cela serait très bien. Je pense que le troisième roi, le triste, celui qui joue au violon, pourrait se lier avec nous. Il me disait alors qu’il ne voulait pas de guerre contre moi. Il a subi moins de dégâts, car son armée formait la réserve et lui-même m’a conseillé de faire une réforme pour les enfants. »

— C’est très important ce que raconte Votre Majesté Royale, dit le ministre des Affaires étrangères. Oui, il peut faire alliance avec nous, mais les deux autres resteront toujours nos ennemis.

— Pourquoi ? demanda Mathias
« Le premier roi se met-il en colère parce que chez nous le peuple va gouverner ? Est-ce que cela le regarde ? »

— Bien sûr que cela le regarde. Lorsque sa nation apprendra nos réformes elle voudra aussi gouverner, elle ne voudra pas rester inférieure, elle ne lui permettra plus de donner des ordres. Une révolution peut éclater chez lui.

— Oui, et alors le second ?

— Le second ! Hum, avec lui, il est possible de s’entendre. Ce qui le met le plus en colère, c’est que les rois sauvages nous aiment maintenant plus que lui. Autrefois, les rois noirs et jaunes lui envoyaient des cadeaux, et aujourd’hui tout cela nous revient. On pourrait convenir avec lui qu’il garde les Jaunes et nous continuerions nos relations d’amitié avec les Noirs.

— Alors, il faut absolument essayer, car je ne veux pas de guerre, dit Mathias avec fermeté.

Le soir même, le roi Mathias s’assit pour écrire une lettre au roi triste qui jouait du violon :

Les espions m’ont rapporté que les rois étrangers sont jaloux parce que Bum-Drum m’envoie de l’or, et qu’ils m’attaqueront certainement à nouveau. Je demande que Votre Majesté Royale me conserve son amitié et qu’elle se brouille avec eux.

Mathias parlait en détail de ses réformes et demandait des conseils pour savoir ce qu’il fallait faire en suite. Il disait combien il avait de travail et comme c’était difficile d’être roi. Il priait le roi triste de ne pas se désoler lorsque quelqu’un criait au parlement « À bas le roi ! » Car un tel individu pouvait avoir un sujet de mécontentement contre le roi s’il n’avait pas satisfait ses demandes, mais par contre d’autres en seraient contents.

Il était tard dans la nuit lorsque Mathias posa sa plume. Puis il se mit sur le balcon du château royal et regarda sa capitale. Dans les rues, les lampadaires brillaient mais les fenêtres des maisons étaient noires, toute la ville dormait.

Tous les enfants dorment tranquillement, pensa Mathias, moi seul je veille et je suis obligé d’écrire des lettres, même pendant la nuit, pour éviter une guerre, pour qu’on achève en paix les maisons à la campagne, afin que les enfants puissent y aller l’été. Chaque enfant, lui, ne pense qu’à ses occupations, à ses jeux, et moi je n’ai même pas les temps d’étudier. Je dois penser à tous les enfants de mon État.

Mathias entra dans la pièce où se trouvaient ses jouets. Ils reposaient là paisiblement, poussiéreux, n’ayant pas été touchés depuis longtemps.

— Mon cher Pantin, dit Mathias à son jouet. Sans aucun doute, tu dois être très fâché. Depuis bien longtemps, je ne me suis pas amusé avec toi. Mais que veux-tu ? Tu es un pantin de bois : si personne ne te brise, tu restes couché et tu n’as besoin de rien. Moi, je dois penser à des êtres vivants qui ont d’énormes besoins.

Mathias se coucha, il éteignit la lumière électrique et il était sur le point de s’endormir, quand il se souvint subitement qu’il n’avait pas encore écrit à l’autre roi étranger pour qu’il continue d’être l’ami des rois jaunes d’Asie et qu’il laisse à Mathias ses amis africains.

— Que faire ? Il faut absolument que les deux lettres soient envoyées en même temps. On ne peut pas différer leur expédition. Qu’arriverait-il si la guerre éclatait avant qu’ils reçoivent ces lettres ?

Alors il se leva, malgré un mal de tête dû à la fatigue, et il écrivit jusqu’au lever du jour une longue lettre au deuxième roi étranger.

Et après une nuit sans sommeil, il travailla toute la journée. Ce jour-là fut très pénible pour Mathias.

Un télégramme, arrivant d’une ville portuaire, annonçait que le roi Bum-Drum y avait envoyé un navire plein d’animaux sauvages et d’or, mais que le roi étranger ne permettait pas que tout cela traversât son État.

Les ambassadeurs des rois étrangers vinrent dire qu’ils refusaient le passage des cadeaux des cannibales à travers leur pays. S’ils avaient autorisé ce transit une première fois, cela ne les engageait pas à toujours écouter Mathias qui se permettait beaucoup trop de choses. S’ils avaient été une fois battus, cela ne signifiait rien. Ils avaient acheté depuis de nouveaux canons et ils n’avaient aucune peur de Mathias.

Dans tout cela, ils parlaient absolument comme s’ils avaient voulu provoquer une querelle. L’un frappa du pied, si bien que le maître des cérémonies fut obligé de lui faire remarquer que l’étiquette ne permettait pas d’agir ainsi lorsqu’on parlait au Roi.

D’abord, Mathias devint rouge de colère : le sang d’Henri l’Impétueux coulait en lui. Lorsque les ambassadeurs dirent n’avoir pas peur de lui, il pensa aussitôt à leur répliquer :

— Et moi non plus je n’ai pas peur de vous ! Essayons donc un peu et nous verrons.

Mais, après quelques secondes de réflexion, Mathias pâlit et recommença à parler comme s’il ne comprenait pas de quoi il avait été question.

— Messieurs les Ambassadeurs, vous vous fâchez inutilement. Je ne désire point que vos Rois me redoutent. Cette nuit même, j’ai écrit des lettres à deux de vos Rois, leur disant que je veux entretenir avec eux de bonnes relations. Je vous prie de leur remettre ces lettres. Ici, il n’y a que deux lettres, mais tout à heure je terminerai la troisième. Si vous ne voulez pas que les cadeaux de Bum-Drum passent gratuitement à travers votre pays, je suis disposé à payer le transport. Je ne savais pas du tout que cela pouvait créer des ennuis à vos Rois.

Les ambassadeurs ne sachant pas ce que Mathias avait écrit à leurs rois, car les enveloppes étaient munies du sceau royal, restèrent bouche close ; ils murmurèrent quelque chose entre leurs dents et s’en allèrent.

Mathias avait ensuite une entrevue avec le journaliste, et puis une seconde délibération avec Félix, et après une autre avec les ministres. Puis encore une audience et encore la signature des papiers. C’était justement ce jour-là l’anniversaire de la bataille que l’armée royale avait gagnée au temps de Witold Le Vainqueur.

Le soir, Mathias était si fatigué et si pâle que le docteur s’inquiéta beaucoup.

— Il faut ménager votre santé, dit le docteur. Votre Majesté Royale travaille énormément, elle mange peu et dort peu. Votre Majesté grandit et pourrait contracter la tuberculose et cracher du sang.

— J’ai déjà craché du sang hier soir, dit Mathias.

Le docteur s’effraya encore plus. Il ausculta Mathias, mais tout s’éclaircit alors. Ce n’était pas la tuberculose : Mathias avait seulement perdu une dent et c’est pour cela qu’il avait craché du sang.

— Où est-elle, cette dent ? demanda le maître des cérémonies.

— Je l’ai jetée dans la corbeille à papiers !

Le maître des cérémonies ne dit rien, mais il pensait :

— Nous vivons vraiment une drôle d’époque. Les dents royales sont jetées dans la corbeille à papiers. L’étiquette de la cour exige que les dents du roi soient serties d’or et conservées dans un coffret incrusté de brillants, et cet écrin doit faire partie du trésor.

 


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Notes

[1] Celui dont le métier est d’installer ou de réparer les cheminées et les appareils de chauffage. [Le petit Robert]

[2] Celui qui fabique ou qui vend des objets de fer-blanc, de zinc, de laiton. [op. cit.]

 

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20/04/2004 - Revu le : 7/06/04