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(26) Le roi Mathias Ier

 

 

Pendant ce temps, les ministres de Mathias avaient élaboré la constitution dans ses moindres détails et ils attendaient.

Ils attendaient toujours et Mathias ne revenait pas. Ils attendirent encore, et toujours pas de nouvelles de Mathias. Où s’était-il égaré ? On ne le savait pas. Par bateau, il était arrivé en Afrique, puis il avait voyagé en chemin de fer jusqu’à la dernière bourgade noire proche du désert. Son groupe s’était arrêté sous les tentes et là l’officier de la garnison des Blancs avait parlé avec eux. Puis arrivèrent les chameaux du roi des cannibales, et après personne ne savait plus rien d’eux.

Quelle surprise que l’arrivée de ce télégramme, annonçant que le roi Mathias était vivant, qu’il avait pris place sur le bateau et qu’il rentrait au pays.

— Comme tout réussit à Mathias ! se disaient jalousement les rois étrangers.

— Il en a de la chance, ce Mathias ! murmuraient les ministres en soupirant car ils pensaient qu’il leur avait été déjà difficile d’avoir raison de Mathias à son retour de la guerre.

Maintenant qu’il revenait du pays des mangeurs d’hommes, cela serait encore pire.

— Quand il est revenu de la guerre, il nous a mis en prison ; à présent qui sait ? Qu’a-t-il appris là-bas ? Peut-être va-t-il nous manger… ?

Mathias revenait tout joyeux après ce voyage si parfaitement réussi. Il avait bruni au soleil, il avait grandi et montrait un excellent appétit. Ignorant ce que les ministres se disaient entre eux, il avait décidé de plaisanter.

Lorsqu’ils se rassemblèrent pour le Conseil royal, le roi Mathias demanda :

— Les chemins de fer sont-ils réparés ?

— Réparés, affirma le ministre.

— C’est bien, autrement j’aurais ordonné de vous faire bouillir dans la sauce crocodile. Et a-t-on construit beaucoup de nouvelles usines ?

— Beaucoup, répondit le ministre.

— C’est très bien, sinon j’aurais fait de vous un rôti farci aux bananes.

Les ministres avaient l’air si épouvantés que Mathias éclata de rire.

— Messieurs, dit Mathias, ne craignez rien. Non seulement je ne suis pas devenu moi-même un cannibale, mais j’espère réussir à convaincre mon ami Bum-Drum d’abandonner ses mœurs sauvages de mangeur d’hommes.

Mathias se mit alors à raconter ses aventures, que les ministres auraient certainement considérées comme une plaisanterie si en même temps que le jeune roi n’était arrivé un train entier chargé d’or, d’argent et de pierres précieuses. Les ministres se déridèrent complètement lorsque Mathias leur distribua les cadeaux du roi Bum-Drum : d’excellents cigares et de délicieux vins africains.

On fit rapidement la lecture du manifeste, dans lequel Mathias appelait la nation à gouverner. On décida de publier dans les journaux ce que les ministres et le roi voulaient réaliser. Ensuite, chacun pourrait écrire ou dire au Parlement si cela lui convenait ou non. Enfin, la nation tout entière déciderait de ce que les ministres devraient faire.

— Bien, dit Mathias, maintenant je vous prie d’inscrire ce que, moi, je veux faire pour les enfants. J’ai de l’argent en abondance pour les enfants. Chaque enfant va donc recevoir deux balles pour jouer en été et une paire de patins à glace pour l’hiver[T1]. En outre, chaque jour après l’école, un bonbon et un gâteau glacé au sucre. Les fillettes auront chaque année une poupée et les garçons recevront un canif. Des balançoires et des manèges devront être installés dans toutes les écoles. De plus, dans les librairies, chaque livre et chaque cahier sera accompagné de jolies images multicolores. Ce n’est que le commencement, car je désire introduire beaucoup d’autres réformes. Je vous demande de calculer ce que coûtera tout cela et combien il faudra de temps pour le réaliser. Je vous prie de me donner la réponse dans une semaine.

On peut s’imaginer la joie qui régna dans les écoles lorsque les enfants apprirent ces projets. Mathias donnait déjà beaucoup, les journaux écrivaient que ce n’était qu’un début et qu’il y aurait encore bien d’autres surprises.

Ceux qui savaient écrire envoyaient une lettre au roi Mathias et demandaient ceci et cela. Des sacs pleins de lettres d’enfants arrivaient ainsi à la chancellerie royale.

Le secrétaire ouvrait les lettres, les lisait et les jetait au panier, ainsi que cela se faisait toujours dans les palais royaux. Mathias ne le savait pas. Il vit un jour qu’un laquais portait une corbeille pleine de lettres à la poubelle royale.

Il s’y trouve peut-être un timbre-poste rarissime, pensa Mathias, car il collectionnait les timbres. Il en avait tout un album.

— Quelles sont ces lettres et ces enveloppes ? demanda Mathias.

— Je l’ignore ! répondit le laquais.

Mathias regarda et vit que toutes ces lettres lui étaient destinées.

Aussitôt, il ordonna de les apporter à son appartement et il convoqua le secrétaire.

— Quels sont ces papiers, Monsieur le Secrétaire ? demanda Mathias.

— Ce sont des lettres sans importance pour Votre Majesté Royale !

— Et vous ordonnez de les jeter ?

— Cela s’est toujours fait ainsi.

— C’était mal agir, cria Mathias en s’emportant. Si la lettre est écrite pour moi, moi seul je peux savoir si elle est importante ou non. Je vous prie de ne point lire mes lettres, mais simplement de me les remettre et je saurai quoi en faire.

— Majesté Royale, il arrive chez les rois une énorme quantité de lettres, et si les rois les lisaient eux-mêmes, il y en aurait des tas si hauts qu’ils ne pourraient pas venir à bout de ce travail. Dix fonctionnaires ne font rien d’autre que lire ces lettres et ils choisissent celles qui leur semblent importantes.

— Et quelles sont donc ces lettres considérées comme importantes ? demanda Mathias.

— Les lettres des rois étrangers, puis celles de certains industriels, de grands écrivains.

— Et quelles lettres déclare-t-on sans importance ?

? À Votre Majesté Royale, ce sont les enfants qui écrivent le plus souvent[T2]. Quand quelque chose leur passe par la tête, ils s’assoient et se mettent à écrire. Certains barbouillent à tel point qu’il est même difficile de déchiffrer.

— Eh bien ! S’il vous est difficile de lire les lettres des enfants, moi, je vais les lire et on donnera un autre travail à ces fonctionnaires. Si vous voulez le savoir, je suis aussi un enfant, j’ai gagné la guerre contre trois rois adultes, et j’ai accompli un voyage que personne n’osait entreprendre.

Le secrétaire royal ne répondit rien, salua en s’inclinant et sortit. Mathias se mit à la lecture.

Il avait une habitude : lorsqu’il faisait quelque chose, il s’y donnait avec ardeur.

Heure après heure, le temps s’écoulait et Mathias lisait et relisait.

À plusieurs reprises, le maître des cérémonies regarda à travers le trou de la serrure dans le cabinet royal pour voir ce que faisait Mathias, car il ne venait pas déjeuner. Il vit le roi penché sur des papiers, il eut peur d’entrer.

Mathias fut vite convaincu qu’il ne viendrait pas à bout de sa tâche. Certaines lettres étaient écrites de façon illisible. Il les jetait rapidement dans la corbeille. Mais il y en avait d’autres joliment écrites et très intéressantes. Un garçon écrivait à Mathias ce qu’il ferait lorsqu’il recevrait des patins. Un autre décrivait le rêve qu’il avait fait. Un troisième disait qu’il possédait de beaux pigeons et de jolis lapins et qu’il voulait faire cadeau au roi de deux pigeons et d’un lapin, mais qu’il ne savait pas comment s’y prendre. Une fillette avait composé un petit poème sur lui et le lui envoyait avec un joli dessin. Une autre écrivait que sa poupée se réjouissait à la pensée d’avoir bientôt une petite sœur. Il y avait beaucoup de lettres accompagnées de dessins. Un garçon faisait cadeau à Mathias d’un gros album intitulé Le roi Mathias au pays des cannibales, les dessins ne répondaient pas très exactement au récit, mais ils étaient jolis et Mathias les regarda avec plaisir.

La plupart des lettres contenaient des demandes. L’un demandait un poney, un autre une bicyclette, un troisième un appareil photographique, un quatrième demandait si à la place d’une balle, il n’aurait pas pu recevoir un vrai ballon de football. Une autre fillette écrivait que sa maman était malade, qu’ils étaient pauvres et ne pouvaient pas acheter de médicaments. Un écolier n’avait pas de chaussures et ne pouvait pas se rendre à l’école : il envoyait même le relevé de ses notes, il travaillait bien, mais voilà, il n’avait pas de chaussures.

Mathias se demandait s’il n’aurait pas été préférable de donner des chaussures aux enfants, plutôt que des poupées ou des balles.

À la guerre, il avait appris à estimer les souliers.

Mathias restait assis et lisait, puis il sentit qu’il avait terriblement faim. Il sonna et ordonna qu’on lui apportât le repas dans son cabinet car il n’avait pas assez de temps, pris par ce travail urgent.

Et il continua, penché sur sa table, à lire des lettres très tard dans la nuit.

Le maître des cérémonies regarda de nouveau à travers le trou de la serrure : pourquoi le roi n’allait-il pas dormir ? Lui-même et tous les laquais avaient une grande envie de dormir, mais ils ne pouvaient pas se coucher avant le roi.

Mathias mettait de côté, en un tas, les lettres contenant des demandes.

— On ne peut pourtant pas laisser sans médicaments la mère de cette fillette, ni refuser une paire de chaussures à un écolier appliqué !

À force de lire, les yeux lui faisaient mal. Mathias rejeta donc sans les lire toutes les lettres trop mal écrites. Puis, il pensa que cela n’était pas juste. Il n’y avait pas si longtemps lui-même n’écrivait pas très bien, et pourtant il signait des documents importants. Un enfant pouvait donc avoir une affaire grave à lui soumettre ; il écrivait comme il pouvait, mais n’était pas coupable s’il ne savait pas encore bien tracer ses lettres.

— Les fonctionnaires pourront mettre au clair les lettres trop mal écrites, se dit Mathias.

Quelques heures passèrent encore et sur la table il restait peut-être plus de deux cents lettres. Mathias comprit qu’il n’en viendrait pas à bout.

— Je lirai le reste demain, pensa-t-il, et très triste il se rendit dans la chambre à coucher royale.

Mathias sentait que quelque chose allait mal. S’il y avait chaque jour à lire autant de lettres, il n’aurait plus le temps de rien faire d’autre. Jeter les lettres à la poubelle lui semblait un vilain procédé. Pourquoi y en avait-il une telle quantité ?

 

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Commentaires sur la traduction

[T1]En remplacement de : « recevoir pour l’été deux balles et pour l’hiver une paire de patins »

[T2]En complément de : « les enfants qui écrivent le plus souvent ».

 

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15/05/2004 - Revu le : 14/05/04