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(27) Le roi Mathias Ier

 

 

Le lendemain, Mathias se leva de bonne heure, il but seulement un verre de lait et se rendit à son cabinet. Il n’avait pas de leçon, il lut des lettres jusqu’au déjeuner. Il était fatigué comme après une pénible marche militaire ou après un voyage dans le désert. Quand, ayant faim, il pensa au repas, le Secrétaire entra dans le bureau avec quatre hommes derrière lui.

— Voilà le courrier de ce jour pour Votre Majesté Royale, dit le secrétaire.

Il sembla à Mathias que le secrétaire d’état avait souri. Cela le mit en colère à tel point qu’il frappa du pied et cria :

— Qu’est-ce que cela signifie ? Par cent cannibales et crocodiles ! Voulez-vous que je devienne totalement aveugle ? Aucun roi ne peut lire un pareil sac rempli de lettres. Comment osez-vous plaisanter ainsi quand il s’agit du roi ? Je vous mettrai en prison !

Plus il criait, plus il comprenait qu’il n’avait pas raison, mais il ne convenait pas de l’avouer.

— Vous avez chez vous quantité de fonctionnaires paresseux qui ne font rien. Ils ne savent que jeter les lettres au panier au lieu de me les donner à lire.

Heureusement, le premier ministre entra à ce moment. Il ordonna d’emporter le sac contenant les lettres et il pria le secrétaire d’attendre dans une salle voisine, car il avait à s’entretenir personnellement avec le roi au sujet du courrier royal. Mathias se calma tout à fait quand il vit quatre laquais emporter le sinistre sac mais ilcontinua de simuler la colère.

— Monsieur le Premier ministre, je ne peux pas tolérer que des lettres écrites pour moi aillent au panier sans être lues. Pourquoi ne dois-je pas connaître les besoins des enfants dans mon état ? Pourquoi un garçon, faute de chaussures, ne peut-il aller à l’école ? C’est vraiment injuste, et je m’étonne beaucoup que le ministre de la Justice le permette. Il est vrai que mon ami le roi Bum-Drum marche aussi sans chaussures, mais chez lui le climat est chaud et ce sont encore des sauvages.

La conférence du roi Mathias avec le premier ministre dura longtemps.

Puis on convoqua le secrétaire qui depuis vingt ans passait en revue toutes les lettres écrites au Roi-père et même au Roi-grand-père : il avait donc une grande expérience de la question.

— Votre Majesté Royale, au temps du Roi-grand-père, cent lettres arrivaient quotidiennement. C’était une belle époque. Dans tout votre état, cent mille habitants seulement savaient écrire. Depuis que le Roi Pierre-Le-Sage a construit des écoles, deux millions d’habitants savent écrire. À partir de ce moment, on recevait, chaque jour, de six cents à mille lettres. Autrefois, tout seul, j’avais de la peine à m’acquitter de ma tâche et j’ai engagé cinq fonctionnaires. Depuis le jour où Sa Gracieuse Majesté, le Roi Mathias qui règne sur nous, a offert une poupée à la fille du capitaine des Sapeurs-Pompiers, les enfants ont commencé à écrire. Chaque jour arrivent de cinq à dix mille lettres. Le plus grand nombre arrive le lundi, car n’ayant pas d’école le dimanche, les enfants ont plus de temps ; ils aiment leur roi, donc ils lui écrivent. Justement, je voulais demander qu’on engage encore cinq fonctionnaires, car actuellement les préposés n’en viennent pas à bout, mais…

— Je sais, je sais, dit Mathias. Mais quel profit tire-t-on de cette lecture, puisque les lettres vont au panier ?

— Toutes les lettres sont obligatoirement lues, il y a un registre dans lequel chacune est inscrite sous un numéro et si l’on peut la lire, on note qui l’a écrite et à quel sujet.

Mathias voulait savoir si le secrétaire disait la vérité et il demanda :

— Y avait-il hier dans les lettres que le laquais portait à la poubelle une demande de chaussures ?

— Je ne me souviens pas, mais nous verrons.

Deux fonctionnaires apportèrent un immense livre et sous le numéro 47000000000 figurait exactement le nom, prénom et adresse de ce garçon, et dans la colonne « Teneur de la lettre », on pouvait lire « Demande de chaussures pour l’école ».

— Je suis fonctionnaire depuis vingt ans et l’ordre règne toujours dans mon bureau.

Mathias était juste. Il tendit la main au secrétaire, disant :

— Je vous remercie cordialement.

Alors ils inventèrent un nouveau système :

— Les lettres seront lues par le fonctionnaire comme par le passé, dirent-ils. Celles qui seront intéressantes seront choisies pour Mathias, mais leur nombre ne devra pas être supérieur à cent. Les lettres avec demande seront classées à part et deux fonctionnaires contrôleront si elles disent bien la vérité.

— Ce garçon écrit qu’il a besoin d’une paire de chaussures. C’est peut-être un menteur. Si le roi lui envoie des chaussures et qu’il les vende, peut-être pour s’acheter des babioles ?

Mathias reconnut que cette remarque était juste. Il se rappelait qu’à la guerre, dans son unité, se trouvait un soldat qui avait vendu ses chaussures pour s’acheter de la vodka et en avait réclamé ensuite une autre paire, en disant qu’elles étaient trouées.

— C’est bien dommage qu’on ne puisse pas croire les hommes ! Mais que faire ? dit le roi.

— Voilà comment nous agirons : les fonctionnaires contrôleront et si l’enfant a dit la vérité, la chancellerie royale l’enverra chercher, il sera reçu en audience et Votre Majesté Royale seule lui donnera ce qu’il a demandé.

— Mais oui, pensa Mathias, c’est une bonne idée. Je veux recevoir en audience, non seulement les ambassadeurs étrangers et les ministres, mais aussi les enfants.

Alors, c’est convenu. Maintenant Mathias savait ce qui lui restait à faire en tant que roi des enfants. Le matin, il aurait ses leçons jusqu’à midi : puis à douze heures, le déjeuner royal ; ensuite une heure d’audience pour les ambassadeurs et ministres et jusqu’au dîner la lecture des lettres ; après le repas, audience pour les enfants ; ensuite le Conseil des ministres jusqu’au souper. Et après il faudrait enfin dormir.

Lorsque le plan de la journée fut établi, Mathias devint triste. Il n’aurait même pas une heure pour jouer. Il n’y avait pas moyen de faire autrement.

Il est roi. Quoiqu’encore petit, le roi doit faire peu de cas de lui-même ; par contre, il doit prendre soin de tous ses sujets.

Plus tard, peut-être quand il aurait donné à tous ce qui leur était nécessaire, Mathias trouverait-il une heure par jour pour son plaisir.

— J’ai voyagé, pensait-il. J’ai pris part déjà à tant de divertissements ! J’ai passé un mois au bord de la mer. Je suis allé au pays des cannibales. Maintenant je peux bien ne plus m’amuser et me consacrer à la tâche royale.

Aussitôt dit. Aussitôt fait[T1].

Le matin, Mathias étudiait d’abord, ensuite on lui lisait les lettres. Le fonctionnaire lisait très vite, mais comme Mathias restait difficilement assis longtemps à la même place, il écoutait en marchant à travers son cabinet, les mains derrière le dos. Le docteur conseilla que la lecture des lettres eût lieu dans le jardin royal quand il ferait beau et chaud. Et ce fut vraiment plus agréable.

Les audiences étaient de plus en plus nombreuses. Les ambassadeurs étrangers venaient demander si le roi Mathias convoquerait bientôt le premier Parlement, car ils voulaient être présents et voir comment la nation s’y prendrait pour se gouverner elle-même.

Une autre fois, les ministres vinrent avec les industriels qui devaient construire les balançoires et les manèges dans tout l’état, pour demander comment le roi voulait que cela soit réalisé.

Puis de nouveau arrivèrent, de tous les coins du monde, des sauvages de toutes sortes, dont les rois voulaient vivre amicalement avec le roi Mathias.

Si le roi Mathias se liait si cordialement avec Bum-Drum, roi des cannibales, pensaient-ils, alors certainement il ne mépriserait pas des sauvages qui n’étaient plus des mangeurs d’hommes.

— Chez nous, depuis déjà trente ans on ne mange plus d’hommes, disait l’un.

— Chez nous, affirmait un autre, il y a quarante ans qu’un homme n’a été mangé. C’était même un cas exceptionnel. C’était un grand paresseux et en plus un vaurien qui n’était d’aucune utilité. Mais comme il était gras, qu’il se présentait pour la cinquième fois devant le tribunal et qu’il ne voulait pas travailler, tout le monde décida qu’on le mangerait.

Depuis quelque temps, le roi Mathias était devenu plus prudent, il ne promettait plus rien de son propre chef. Il ordonnait donc d’inscrire tout ce que disaient ses visiteurs et il leur demandait de revenir dans une semaine pour la réponse, car il fallait délibérer avec le ministre des Affaires étrangères. En général tout était encore examiné au cours du Conseil des ministres.

L’audience pour les enfants était très agréable. On laissait entrer dans la salle du couronnement l’un après l’autre les garçons et les filles. Mathias leur donnait ce qu’ils avaient demandé dans leurs lettres. Chaque enfant avait son numéro et le colis préparé à l’avance portait le même numéro.

On ne recevait personne en audience tant que le fonctionnaire n’avait pas contrôlé le bien fondé de la demande et jusqu’à ce que sur l’ordre de Mathias l’objet eût été acheté dans un magasin.

Il y avait de l’ordre et chacun sortait satisfait.

L’un reçut un pardessus chaud, un autre des livres qui lui étaient nécessaires pour étudier, alors qu’il n’avait pas un sou pour les acheter. Les fillettes demandaient souvent des peignes et des brosses à dents. Celui qui dessinait joliment recevait des tubes de couleurs. Un garçon demanda avec insistance un violon, car depuis longtemps il jouait de l’harmonica, mais il en était las. Il joua de l’harmonica pour Mathias et il fut transporté de joie lorsqu’il reçut un violon tout neuf dans une belle boîte.

Parfois, au cours de l’audience, un des enfants demandait quelque chose en plus de ce qui avait été mentionné dans la lettre. Cela mettait Mathias en colère.

Une fillette, à qui Mathias avait donné une robe neuve pour le mariage de sa tante, demanda une poupée haute jusqu’au ciel.

— Tu es sotte, dit Mathias. Si tu demandes trop, tu n’auras même pas la robe.

Mathias devenait à présent un roi expérimenté et il n’était plus aussi facile qu’autrefois de le tromper.

 

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Commentaires sur la traduction

[T1]En remplacement de : « Ainsi dit. Ainsi fait. ».

 

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15/05/2004 - Revu le : 14/05/04