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(24) Le roi Mathias Ier

 

 

Une nuit, subitement, le domestique noir effrayé fit irruption dans la tente et cria :

— Trahison ! Nous sommes attaqués.
« Oh ! Que je suis malheureux. Pourquoi suis-je allé en service chez les Blancs ! Les miens ne me le pardonneront pas, ils vont m’assassiner… Oh ! Que je suis malheureux, je ne sais plus que faire ! »

Ils bondirent tous de leur lit de camp, saisirent les armes, les premières qui leur tombèrent sous la main, et guettèrent.

La nuit était très sombre. On ne voyait rien. Mais dans le lointain, on apercevait une grande foule surgissant du fond du désert, on entendait un vacarme. Étrange ! Personne ne tira de la garnison des Blancs, aucun désarroi ne se manifesta.

Le commandant de la garnison des Blancs connaissait bien les mœurs des tribus sauvages, il avait compris tout de suite qu’il ne s’agissait pas d’une attaque. Mais il ne comprenait pas ce que cela signifiait et il envoya un courrier pour s’informer.

… C’était la caravane qui marchait à la rencontre du roi Mathias.

En tête, le chameau royal, énorme, avec un beau palanquin[1] sur le dos. Cent chameaux aussi joliment harnachés le suivaient, puis venait une foule de soldats noirs, à pied, qui devait former les gardes du corps.

Que serait-il arrivé si l’officier de la garnison ne s’était pas révélé un homme aussi expérimenté ? S’il avait tiré ? Cela aurait été terrible. Aussi Mathias le félicita très cordialement pour sa sagesse, lui remit aussitôt une décoration, et, le lendemain de bonne heure, ils se remirent en route.

Le voyage était très fatigant. Il faisait horriblement chaud. Les Noirs, habitués à la chaleur, n’y pensaient pas, mais les Blancs ne pouvaient pas respirer.

Mathias resta assis dans sa cabine[T1]. Deux Noirs agitaient de grands éventails en plumes d’autruche. La caravane avançait lentement. Le conducteur surveillait avec inquiétude les alentours, redoutant qu’une tempête de sable ne s’approche. Dans un cataclysme[T2] de ce genre le vent souffle violemment et amoncelle du sable chaud sur les voyageurs.

Des cas ont été signalés où le sable ensevelit ainsi des caravanes entières, ne laissant aucun survivant.

Personne ne parlait durant la journée et ce n’était que le soir, quand il faisait frais, qu’ils se sentaient mieux. Le docteur donnait à Mathias certains cachets rafraîchissants, mais cela ne lui faisait pas grand effet.

Endurci par la guerre, Mathias s’était plus d’une fois tiré de situations difficiles, mais ce voyage sous les tropiques lui paraissait plus terrible que tout ce qu’il avait enduré dans son existence.

Il avait souvent mal à la tête, ses lèvres se crevassaient. Sa langue était devenue tellement sèche qu’on aurait cru qu’elle était en bois. Il avait bruni et s’était comme desséché. Sous la poussière de sable blanc qui le piquait, ses yeux rougissaient et sa peau se couvrait de boutons rouges qui le démangeaient. Mathias dormait mal, la nuit. D’horribles rêves le tourmentaient, il lui semblait qu’il était mangé par les cannibales, qu’on était en train de le brûler sur un bûcher.

Oh ! Que l’eau pouvait être agréable en comparaison du sable, et quel agréable souvenir lui avait laissé la navigation en bateau sur la mer !

Mais que faire ? Il ne pouvait plus retourner, on se serait moqué de lui !

Deux fois, ils s’arrêtèrent dans des oasis. Quel délice ! À nouveau, il regardait des arbres verts et il buvait de l’eau fraîche et non plus l’eau des outres affreuses, tiède et malodorante !

À la première oasis, ils s’arrêtèrent deux jours ; à la seconde, ils furent obligés de rester cinq jours, car les chameaux étaient tellement fatigués qu’ils ne pouvaient plus avancer.

— Encore seulement quatre levers et quatre couchers de soleil à passer dans le désert et nous serons à la maison, disait le Prince des mangeurs d’hommes d’un air heureux.

Ils s’étaient bien reposés pendant ces cinq jours. Et, avant le départ, les Noirs étaient tellement réconfortés qu’ils avaient allumé des feux et s’étaient mis à danser des danses guerrières, horriblement sauvages…

Les quatre derniers jours ne furent pas aussi pénibles. Ils arrivaient à la limite du désert, le sable n’était plus aussi chaud, parfois de-ci de-là poussaient quelques arbustes ; on rencontrait même des hommes.

Mathias aurait voulu faire leur connaissance ; on ne le lui permit pas, car c’étaient des brigands du désert. Ils ne cherchèrent d’ailleurs pas querelle à une caravane aussi importante. Mais ces gens-là seraient facilement passés à l’attaque si la troupe des voyageurs avait été moins nombreuse.

Enfin dans le lointain apparut la forêt et une fraîcheur humide les saisit.

Le voyage se terminait, ils ne savaient pas ce qui les attendait maintenant.

Dans le sable brûlant, ils avaient échappé à la mort ; mais à présent, allaient-ils périr de la main de ces sauvages Noirs ?

Le début fut excellent. Le roi des cannibales vint à leur rencontre avec toute la cour. En tête, marchait la musique, mais c’était un orchestre affreux. Leurs tympans au fond des oreilles furent presque sur le point d’éclater.

En guise de trompettes, ils portaient d’étranges cornes, des fifres. Au lieu de tambours, ils se servaient de chaudrons bizarres. Le tapage était infernal. De plus, ils poussaient de tels hurlements qu’après le silence du désert, on aurait cru devenir fou. La réception débuta par un office religieux. Ils avaient placé un poteau en bois, sur lequel étaient sculptées d’impressionnantes faces d’animaux. Le prêtre portait sur sa figure un masque épouvantable. De nouveau, ils rugirent des paroles incompréhensibles, que l’interprète traduisit en disant que le roi des mangeurs d’hommes mettait Mathias sous la protection de ses dieux.

Quand, après cette cérémonie, Mathias descendit de son éléphant, le roi et tous ses fils commencèrent à faire des culbutes en l’air et de grands sauts. Cela dura environ une demi-heure, puis le roi fit un discours adressé à Mathias.

— Ami blanc ! Je te remercie d’être venu ! Je suis le plus heureux des hommes dans le monde parce que je peux te contempler. Je te prie et t’en supplie, fais un signe de la main pour montrer que tu es d’accord. Je plongerai cette grande épée dans mon cœur et j’attendrai l’honneur suprême d’être mangé par mon cher hôte.

En disant cela, il appliqua la pointe d’une longue lance contre sa poitrine et attendit.

Mathias lui fit dire, par l’intermédiaire de l’interprète, qu’il n’était pas de cet avis, qu’il voulait se lier d’amitié, bavarder avec lui et s’amuser, mais qu’il ne voulait pas le manger.

À ce moment, le roi, ses deux cents femmes et tous les enfants noirs se mirent à pleurer bruyamment ; ils se mirent à marcher à quatre pattes et à faire des sauts funèbres en arrière pour montrer que l’ami blanc les méprisait, qu’il ne les aimait pas vraiment puisqu’il ne voulait pas les manger. Peut-être se méfiait-il et pensait-il qu’ils n’étaient pas savoureux et dignes d’être mangés.

Mathias avait une folle envie de rire de ces étranges coutumes, mais il faisait semblant de rester impassible et ne disait rien.

Il est inutile de rapporter tout ce que vit Mathias et ce qu’il fit à la cour du roi des cannibales, car le savant professeur l’a raconté dans un gros livre sous le titre : Quarante-neuf jours au pays sauvage des mangeurs d’hommes et à la cour du roi Bum-Drum, par l’un des membres de cette expédition, traducteur du roi Mathias-le-Réformateur.

Le pauvre roi Bum-Drum chercha de toutes ses forces à varier et rendre agréable le séjour de Mathias à sa cour, mais les distractions et plaisirs étaient à tel point sauvages que Mathias les regardait seulement par curiosité, et cela était bien souvent désagréable.

Mathias se refusa absolument à de nombreux jeux.

Par exemple Bum-Drum avait un vieux fusil qui fut sorti avec force cérémonies de son trésor et qui fut remis à Mathias pour qu’il tirât sur une cible qui n’était autre que la fille aînée de Bum-Drum. Mathias ne voulait pas tirer. Bum-Drum se fâcha. De nouveau, ils recommencèrent à faire des culbutes en signe de deuil. Et, chose plus grave, le prêtre se fâcha.

— Il fait semblant d’être notre ami, dit-il, mais il ne veut pas fraterniser avec nous. Je sais maintenant ce qui me reste à faire.

Le soir, il versa en cachette du poison dans le coquillage qui servait à Mathias pour boire du vin.

C’était un poison très étrange ; celui qui le buvait voyait aussitôt tout en rouge, puis en bleu, ensuite en vert et après en noir. Et enfin, il mourait.

Mathias restait assis sur une chaise en or près d’une table dorée dans la tente royale, comme si rien ne s’était passé, mais il disait :

— Que se passe-t-il ? Tout est devenu rouge ! Et ces mangeurs d’hommes sont devenus rouges et tout est rouge !

Lorsque le docteur entendit ces mots, il sursauta aussitôt et se mit à agiter les bras de désespoir, car il connaissait ce poison par ses livres. Il y était écrit que pour toutes les maladies africaines, il y avait des médicaments, mais contre ce poison, il n’existait aucun remède. Le docteur ne possédait dans sa pharmacie aucun médicament qu’il pût utiliser.

Mathias ne se doutait de rien. Il était extrêmement gai.

— Oh ! disait-il, maintenant tout est devenu bleu, comme tout est beau !

— Monsieur le Professeur, cria le docteur, dites à ces sauvages qu’on a empoisonné Mathias !

Le professeur traduisit cela aussi vite que possible. Le roi des cannibales, après s’être saisi la tête dans ses mains, fit une culbute funèbre et bondit dehors, rapide comme une flèche.

— Tiens, bois, ami blanc, dit-il en tendant à Mathias un liquide très amer et acide dans une écuelle d’ivoire.

— Fi, je n’en veux pas, cria Mathias. Oh ! Comme tout devient vert devant mes yeux ! La table en or, elle aussi, devient verte, et même le docteur.

Bum-Drum saisit Mathias à bras-le-corps, le mit sur la table, introduisit entre ses dents une flèche d’ivoire et de force, il versa le breuvage amer dans sa bouche.

Mathias se débattait, crachait, mais il avala tout et grâce à cela il fut sauvé.

À vrai dire, des ronds noirs qui tournaient rapidement commençaient à voltiger devant ses yeux. Mais il y avait seulement six de ces ronds noirs, tout le reste était encore vert. Mathias ne mourut pas, mais il dormit trois jours consécutifs sans pouvoir se réveiller.

 

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Notes

[1]Sorte de chaise ou de litière portée à dos de chameaux, ou d’éléphant, ou parfois à bras d’homme, dans les pays orientaux. [Le petit Robert]

 

 

 

Commentaires sur la traduction

[T1]En remplacement de : « dans la cabine », le recours au pronom possessif permettant ici de relativiser le choix du mot « cabine ».

[T2]En remplacement de : « Dans une catastrophe »

 

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15/05/2004 - Revu le : 14/05/04