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(14) Le roi Mathias Ier

 

 

Comment se sent Sa Majesté Royale ? demanda en saluant le vieux général, le même qui en hiver lui avait épinglé une décoration pour avoir fait sauter la poudrière.

— Je suis Tom Pouce ! Arrache-Chênes ! Simple soldat, mon Général ! cria Mathias en se redressant brusquement sur son lit.

— Ni plus ni moins, dit en riant aux éclats le général. Tout de suite nous allons le savoir. Eh ! Appelez Félix.

Félix entra en tenue d’aviateur.

— Dis, Félix, veux-tu dire qui je suis ?

— Vous êtes Sa Majesté Royale, le roi Mathias 1er.

Mathias ne pouvait plus nier à présent. Il n’avait plus besoin de cacher la vérité. Au contraire les circonstances de la guerre exigeaient qu’on annonçât clairement dans l’armée entière et sur tout le territoire que le roi Mathias vivait et se trouvait sur le front.

— Est-ce que Votre Majesté peut déjà prendre part aux délibérations ?

— Bien sûr ! répondit Mathias.

Le général raconta comment à la place de Mathias on avait fabriqué une poupée lui ressemblant. Cette poupée traversait quotidiennement[T1] la capitale en voiture ; il dit comment le Président des ministres asseyait cette poupée sur le trône durant les audiences, et en tirant sur une ficelle la faisait saluer, hocher la tête.

On portait la poupée dans le carrosse car le roi Mathias, d’après les journaux, avait donné sa parole que ses pieds ne fouleraient pas la terre jusqu’à ce que cette terre soit totalement libérée du dernier soldat ennemi !

Pendant longtemps le subterfuge réussit. Les gens croyaient, malgré quelque étonnement, que le roi Mathias restait toujours assis soit sur le trône, soit dans le carrosse sans jamais sourire, ni parler, hochant la tête de temps en temps, et saluant gravement.

Certains soupçonnaient quelque chose ; beaucoup d’autres connaissaient la disparition du roi.

L’ennemi commença à se douter d’un piège, averti par ses espions, mais il feignit l’ignorance. Cela ne l’intéressait pas. C’était en hiver. Or pendant l’hiver, d’une façon ou d’une autre, on ne quitte pas les tranchées.

À peine eut-il appris que l’armée de Mathias voulait rompre le front, qu’il se renseigna davantage et il connu parfaitement le secret de la poupée.

L’avant-veille de l’attaque, il paya un voyou qui lança de toutes ses forces un caillou sur la poupée-Mathias.

Mathias se brisa. La porcelaine s’éparpilla en de nombreux morceaux, la main seule continuait les saluts dans le vide, car il n’y avait plus de tête… Dans la foule, les uns se désespéraient, d’autres commençaient à s’indigner parce qu’on les avait trompés et menaçaient de se révolter, d’autres enfin prenaient le parti de rire.

Sur le front, le jour qui suivit l’attaque préparatoire dans laquelle le roi avait été fait prisonnier, une offensive générale aurait dû avoir lieu, mais subitement des avions apparurent au-dessus de l’armée et lancèrent non pas des bombes, mais des feuilles imprimées. C’étaient des proclamations.

« Soldats ! (était-il écrit), les Généraux et les ministres vous trompent.

« Il n’y a plus de Roi Mathias. Depuis le début de la guerre, une poupée de porcelaine se promène à travers la capitale. Un voyou avec une pierre vient de la casser aujourd’hui même.

« Retournez chez vous ! Cessez de vous battre !… »

Avec beaucoup de peine, on réussit à convaincre les soldats de patienter encore un peu ; il s’agissait peut-être d’un mensonge. Mais ils ne voulaient plus monter à l’assaut. Alors, Félix raconta tout.

Les généraux se réjouirent, téléphonèrent au capitaine pour qu’ils envoient immédiatement Mathias à l’État-Major. Ils furent angoissés lorsqu’ils apprirent que Mathias avait été fait prisonnier dans ce simulacre d’attaque[T2].

Que faire ?

Fallait-il dire aux soldats mutinés que Mathias était en captivité ?

Déjà trompés une fois, ils ne voudraient rien croire. Au cours de cette délibération extraordinaire, il fut décidé d’attaquer l’ennemi par surprise avec des avions et d’enlever Mathias en profitant de la panique.

Tous les avions furent alors divisés en quatre escadrilles. L’une devait attaquer le camp des prisonniers, l’autre la prison, la troisième la poudrière et la quatrième l’État-Major de l’armée. Ce plan fut parfaitement exécuté. Des bombes tombèrent sur la maison où étaient rassemblés tous les officiers.

De ce fait, personne ne pouvait plus donner d’ordres. Beaucoup de bombes furent jetées là où l’on croyait que se trouvait la poudrière, mais sans résultat car elle n’était pas à cet endroit.

La troisième section pénétra dans le camp des prisonniers, cherchant Mathias, mais ne le trouva pas. Seulement la quatrième enleva Mathias qui, évanoui, fut, avec beaucoup de mal, reconduit au milieu des siens.

— Vous vous êtes conduits bravement, Messieurs. Combien d’avions avons-nous perdus ? demanda le roi.

— Nous avons envoyé trente-quatre avions et quinze sont revenus…

— Combien de temps a duré le raid ? demanda Mathias.

— Du départ au retour, quarante minutes.

— Très bien. Alors, demain, attaque générale !

Heureux, les officiers applaudirent.

Très bien, et quelle surprise ! Les soldats sur toutes les positions apprendront cette nuit que le roi Mathias est vivant, qu’il est parmi eux, et que lui-même les conduira à l’assaut.

Les gars se réjouiront cent fois, et se battront comme des lions.

Aussitôt, téléphones et télégraphes lancèrent la nouvelle à l’armée et dans la capitale.

Dans la nuit, tous les journaux firent paraître des éditions spéciales.

Deux appels au peuple furent écrits par Mathias, l’un à l’armée, l’autre à la nation.

Personne ne pensait plus à une révolution, la jeunesse et les enfants organisèrent un concert tintamarresque devant le palais du président du Conseil des ministres.

À la hâte, le Conseil des ministres se réunit et lança aussi une proclamation. Tout cela avait été manigancé exprès pour induire l’ennemi en erreur.

Dans l’armée régnait un tel enthousiasme qu’il paraissait impossible d’attendre le matin, chacun demandait continuellement l’heure qu’il était.

Enfin, ils s’élancèrent pour attaquer.

Trois rois faisaient la guerre contre Mathias. L’un fut défait et emmené en captivité, le second battu à un tel point qu’il ne lui serait pas possible avant au moins trois mois de refaire la guerre. Presque tous ses canons et plus de la moitié de son armée avaient été pris. Restait seulement un seul ennemi qui se tenait en réserve.

Lorsque le combat s’acheva, de nouveau on se rassembla pour une délibération. On y voyait le commandant en chef, le ministre qui, grâce à un train spécial, arriva à temps dans la capitale.

— Faut-il poursuivre l’ennemi ou s’arrêter ?

— Pourchassez-le ![T3] cria le commandant des armées.

— Puisque nous sommes venus à bout d’eux quand ils étaient trois, nous allons plus facilement vaincre celui qui reste !

— Non ! dit le ministre de la Guerre. Nous avons reçu déjà une leçon quand nous avons couru inutilement loin de nos bases, derrière l’ennemi.

— C’était autre chose ! répondit le commandant en chef.

Tous attendaient pour savoir ce qu’allait dire Mathias.

Mathias avait une terrible envie de harceler un peu ces ennemis vaincus qui voulaient le pendre… Habituellement, c’est la cavalerie qui poursuit, mais Mathias durant cette guerre n’était pas une seule fois monté à cheval. Il avait entendu dire tant de fois que les rois à cheval avaient vaincu leurs ennemis ! Or, lui, il avait seulement rampé sur le ventre et était longtemps resté accroupi dans les tranchées. Il souhaitait ardemment monter sur un vrai cheval.

Il se souvenait du début de la guerre. Leurs troupes s’étaient trop avancées et la guerre avait été sur le point d’être perdue. Il se rappelait qu’on disait du commandant en chef qu’il était un « nigaud ».

Mathias se souvenait aussi qu’il avait promis aux ministres plénipotentiaires, le jour de leur départ, de s’efforcer de vaincre rapidement et de poser ensuite des conditions de paix modérées.

Mathias garda le silence longtemps. Tous, anxieux, attendaient sa décision.

— Où est notre prisonnier royal ? demanda-t-il tout à coup.

— Il est là, pas loin.

— Je demande qu’on l’amène ici !

On introduisit le roi ennemi chargé de chaînes.

— Défaites ses chaînes ! cria Mathias.

L’ordre fut aussitôt exécuté, la garde se tenait debout près du prisonnier afin qu’il ne s’évade pas.

— Roi vaincu, dit Mathias, je sais ce qu’est la captivité, je t’offre la liberté. Tu es vaincu, alors je te demande de retirer de mon pays le reste de ton armée.

Le roi fut reconduit en auto jusqu’aux tranchées, puis il se rendit auprès des siens.

 

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Commentaires sur la traduction

[T1]En remplacement de : « journellement »

[T2]En remplacement de : « Mathias, dans ce simulacre d’attaque, avait été fait prisonnier. »

[T3]En remplacement de : « Pourchassez ! »

 

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13/05/2004 - Revu le : 14/05/04