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(9) Le roi Mathias Ier

 

 

Il est nécessaire de raconter ici ce qui se passa au palais lorsque l’on s’aperçut de l’absence du roi.

Le matin, quand il entra dans la chambre à coucher, le plus ancien laquais n’en crut pas ses yeux en constatant que la fenêtre était ouverte, que le lit était en désordre et qu’il n’y avait pas trace du roi Mathias.

Le laquais royal fit preuve d’intelligence : il ferma à de la porte de la chambre à coucher, courut chez le maître des cérémonies. Celui-ci dormait encore, il le réveilla et lui chuchota à l’oreille :

— Très respectable Maître, le roi a disparu !

Le maître des cérémonies, dans le plus profond secret, téléphona au premier ministre.

Dix minutes à peine s’étaient écoulées qu’arrivaient à toute vitesse trois automobiles.

Celles du président des ministres, du ministre de l’Intérieur, du préfet de police.

— On a volé le roi !

C’était clair. Il était important pour l’ennemi de voler le roi. L’armée apprendrait que le roi avait disparu, alors elle ne voudrait plus se battre, et sans coup férir l’ennemi s’emparerait de la capitale.

— Qui donc sait qu’il n’y a plus de roi ?

— Personne ne le sait.

— Alors c’est bien ! Il nous reste à savoir si Mathias a été enlevé ou tué !

— Monsieur le Préfet de police, s’il vous plaît, faites une enquête. J’attends la réponse dans une heure.

Dans le parc royal, il y avait un étang. Peut-être y avait-on noyé Mathias ? On amena, du ministère de la Marine, un costume de scaphandrier. C’était un casque de fer avec de petits hublots et un tuyau à travers lequel on aspirait l’air. Le préfet de police coiffa ce casque et plongea jusqu’au fond de l’étang ; il alla de long en large en cherchant. De la surface, les marins, en pompant, lui envoyaient de l’air. Mais il ne trouva pas Mathias. On convoqua alors au palais le docteur et le ministre du Commerce.

Tout cela se déroulait dans le palais entouré du plus grand secret ; mais il était nécessaire d’inventer une histoire, car le personnel se doutait que quelque chose d’anormal était arrivé. Depuis le matin, les ministres couraient comme des fous.

Alors, on raconta que Mathias était malade, que le médecin lui avait prescrit des écrevisses pour le petit-déjeuner, et que pour cette raison le préfet de police avait fait ce plongeon dans l’étang. On dit au précepteur étranger que Mathias ne prendrait pas de leçon, puisqu’il resterait au lit. La présence du médecin fit croire à tout le monde que c’était la vérité.

— Pour aujourd’hui, nous pouvons donc être tranquilles, dit le ministre de l’Intérieur.

— Mais que ferons-nous demain ?

Je suis le premier ministre et j’ai l’esprit fertile en ressources. Vous allez le voir tout de suite.

Le ministre du Commerce arriva alors.

— Vous rappelez-vous cette poupée que Mathias ordonna d’acheter pour la petite Irène ?

— Je m’en souviens très bien ; le ministre des Finances m’a fait assez de reproches, en criant que je dépensais de l’argent pour des bêtises.

— Alors, rendez-vous tout de suite chez ce fabricant et dites-lui que pour demain, en utilisant la photo de Mathias, il fabrique une belle poupée. Que personne, je le répète PERSONNE, ne puisse s’apercevoir qu’il s’agit d’un subterfuge. Il faut que tout le monde croie voir Mathias en chair et en os.

Le préfet de police quitta l’étang et, pour la forme, pécha dix écrevisses. Séance tenante, on les expédia avec beaucoup de démonstrations dans les cuisines royales.

Et le docteur dicta l’ordonnance :

Ce R.P. Soupe d’écrevisses.
EX. Dix écrevisses dosis una
Toutes les deux heures, une cuillerée à soupe.

 

Lorsque le fournisseur de Sa Majesté Royale apprit que le ministre du Commerce en personne l’attendait clans son bureau, il se frotta les mains de joie.

Il pensa que, de nouveau, Mathias avait eu quelque caprice.

Il avait d’autant plus besoin de cette commande qu’à la déclaration de la guerre presque tous les papas et les oncles étaient partis et que personne n’était disposé à acheter des poupées.

— Monsieur l’Industriel ! Voilà une commande à terme fixe, la poupée doit être prête pour demain.

— Cela sera difficile. Presque tous les ouvriers sont à la guerre, et je n’ai plus ici que des malades, et les ouvrières. En outre, je suis débordé de travail, car chaque père en partant à la guerre achète à ses enfants des poupées pour qu’ils ne pleurent pas, ne languissent pas et pour qu’ils restent sages.

L’industriel mentait comme un arracheur de dents. Aucun de ses employés n’était à la guerre, car il les payait mal pour leur travail ; ils étaient donc malades à la suite de privations et reconnus inaptes au service militaire. Quant aux commandes, il n’en avait aucune. Il parlait ainsi, voulant obtenir beaucoup d’argent pour cette poupée.

Ses yeux brillèrent de joie lorsqu’il apprit que cette poupée devait représenter Mathias.

— Voyez-vous, le Roi doit se montrer fréquemment, il doit traverser la ville en carrosse, afin qu’on ne pense pas qu’il ait peur ou qu’il reste caché à cause de la guerre. Pourquoi donc trimbaler un enfant sans cesse en ville ? Il peut pleuvoir, il attraperait froid et serait malade.
« Comprenez-bien que c’est justement à présent qu’il faut prendre soin de la santé du roi. »

L’industriel était trop malin pour ne pas deviner qu’on lui contait une histoire et qu’il s’agissait ici d’un secret.

— Alors ? Absolument pour demain ?

— Pour demain ! À neuf heures du matin.

L’industriel saisit une plume, faisant semblant de calculer. Mathias doit être reproduit avec la meilleure porcelaine ; et il ne sait pas s’il en aura assez. Oui ! cela va coûter très cher. Il est obligé de payer plus cher les ouvriers à cause du secret… et puis, comble de malchance, la machine est abîmée.

Il ne sait pas à combien se montera la réparation et enfin, il a aussi des commandes qu’il sera obligé de remettre… Il comptait… comptait… longuement.

— Monsieur le Ministre du Commerce, si ce n’était pas la guerre !… Je comprends bien qu’actuellement les dépenses pour l’armée, les canons, sont énormes. Si ce n’était pas la guerre, vous devriez payer deux fois plus.

— Soit ! Eh bien, votre dernier prix ?

Il prononça un tel prix que le ministre en gémit.

— C’est une exploitation malhonnête !

— Monsieur le Ministre, vous offensez l’industrie nationale !

Le ministre téléphona au « Premier » car il avait peur d’engager seul autant d’argent. Craignant que la conversation ne fût entendue par quelqu’un, au lieu de poupée, il dit « canon ».

— Monsieur le Président des ministres, il exige terriblement cher pour ce « canon ».

Le premier ministre devina tout de suite de quoi il s’agissait et il répondit :

— Ne marchandez pas ! Mais dites-lui qu’elle doit saluer lorsqu’on tirera sur la ficelle.

La standardiste qui écoutait s’étonna beaucoup… Qu’est-ce que ces nouveaux canons qui doivent saluer !

L’industriel commença à se fâcher.

C’était une commande déficitaire. Cela n’était pas son affaire. Qu’on s’adresse donc au mécanicien royal ou à un horloger… Il était un industriel sérieux, lui, et non un magicien… Mathias saurait fermer les yeux… mais il ne saluerait pas ! et basta ! Enfin, on tomba d’accord, mais il ne baissa pas son prix d’un sou.

En sueur et affamé, le ministre du Commerce rentra chez lui.

En sueur et affamé, le préfet de police revint au palais.

— Maintenant, je sais comment Mathias fut enlevé. J’ai fait mon enquête et j’ai reconstitué tout avec exactitude.

« Cela s’est passé ainsi : lorsque Mathias dormait, on jeta un sac sur sa tête, et on le transporta dans le jardin royal à l’endroit où poussent les framboises. Parmi les framboises se trouve un espace foulé. Là, Mathias perdit connaissance. On lui donna, pour qu’il revienne à lui, des framboises et des cerises. Par terre, il reste six noyaux de cerises… Lorsqu’on transporta Mathias à travers la palissade, il se défendit, car sur l’écorce des arbres se trouvent des traces de sang bleu… Pour le camoufler, on le fit asseoir sur une vache. Le Préfet lui-même a vu les traces des pieds de la vache. Ensuite, le chemin conduit au bois, où on a trouvé le sac… Après, on a certainement caché Mathias vivant quelque part, mais où ? Le Préfet ne le savait pas, car il avait disposé de peu de temps et il ne pouvait interroger personne pour ne pas trahir le secret. Il fallait surveiller le précepteur étranger car il était suspect. Il avait demandé s’il pouvait rendre visite à Mathias… Voici les noyaux de cerises et le sac. »

Le président des ministres mit le sac et les noyaux dans une caisse, ferma avec un cadenas et posa des scellés avec de la cire rouge ; tout en haut, il écrivit en latin : corpus delicti.

C’est ainsi que le veut la coutume. Lorsque quelqu’un ignore quelque chose, et ne veut pas que les autres s’en doutent, alors il écrit en latin.

Le lendemain, au Conseil, le ministre de la Guerre se présenta comme pour prendre congé, et Mathias-poupée ne dit rien et salua seulement…

À tous les coins de rue on afficha une déclaration. La population de la capitale était invitée à travailler calmement, car le roi Mathias ferait une promenade chaque jour dans une automobile découverte.

 

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07/05/2004 - Revu le : 7/06/04