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(10) Le roi Mathias Ier

 

 

Le plan du ministre de la Guerre avait bien réussi. Les trois ennemis supposaient que l’armée de Mathias les attaquerait simultanément, mais il avait concentré ses troupes en un seul point, et avec toutes ses forces il attaqua un seul adversaire et l’anéantit. Il prit un important butin distribua les fusils, des chaussures et des havresacs[1] à tous ses soldats qui en manquaient.

Mathias était arrivé au front juste au moment du partage du butin.

— Qui est-ce qui m’a donné ces guerriers-là ? s’étonna le principal intendant de l’armée. C’est lui qui distribue les uniformes et la nourriture.

— Nous sommes des guerriers comme les autres, dit Félix, mais seulement un peu plus petits de taille.

Chacun choisit une paire de bottes, à revolver, un fusil et un havresac. Félix regretta même d’avoir pris à son père un ceinturon, et un canif, ce qui lui avait valu une sérieuse correction tout à fait inutile. Mais qui peut prévoir les surprises de la guerre ? On ne disait pas sans raison que le commandant en chef n’était pas très malin. Au lieu de rafler le butin et de reculer pour se retrancher, il avait avancé, occupant même cinq ou six villes sans aucune utilité pour lui ; puis il ordonna de creuser des tranchées. Mais il était déjà trop tard. Les deux autres ennemis accouraient au secours du premier.

On le sut plus tard. La section de Mathias ignorait tout, car à la guerre tout est tenu secret.

Alors arrive, on doit aller quelque part, un autre ordre arrive, on doit exécuter autre chose… Va et obéis ! Ne demande rien, et ne dit rien…

Lorsqu’ils pénétrèrent en territoire étranger, tout plut beaucoup à Mathias dans cette ville conquise[T1]. Ils dormaient dans de grandes et confortables chambres, par terre il est vrai, mais cela était mieux qu’une étroite bicoque, ou que la terre des champs.

Avec impatience, Mathias attendait la première bataille, car jusqu’alors il voyait et entendait des choses extraordinaires, mais il n’avait pas assisté à une véritable guerre.

Il était arrivé trop tard et ne s’en consolait pas.

Ils ne restèrent dans la ville qu’une nuit seulement et se mirent en route dès le lendemain.

— Halte ! Et creusez !

Mathias ignorait la guerre moderne. Il pensait que l’armée était faite pour se battre, prendre des chevaux et avancer de plus en plus, en talonnant l’ennemi. Mathias n’aurait jamais supposé que des soldats creusent des fossés devant lesquels ils enfoncent des poteaux tendus de fils barbelés et qu’ils puissent rester ainsi les semaines entières.

Il s’était donc mis au travail sans trop d’ardeur. Il était fatigué, faible, tous ses os lui faisaient mal. Se battre, c’est vraiment une tâche de roi, mais creuser, n’importe qui pouvait le faire mieux que lui.

Ordres sur ordres arrivent : qu’on se presse, car l’ennemi approche. Déjà, on entendait au loin des coups de canons.

Le colonel des sapeurs arriva subitement en auto, criant, serrant les poings et menaçant de fusiller ceux qui creusaient mal.

— Demain peut se décider une bataille et il y a là un tas de paresseux !
« Et ces deux-là ? Pourquoi sont-ils ici, ces espèces d’incapables ? hurla-t-il, fou de rage. Qui sont-ils ce démolisseur de montagnes et cet arracheur de chênes ? »

Toute la colère du colonel pouvait se concentrer sur nos deux volontaires. Par bonheur pour eux, au-dessus des têtes, un avion ennemi se mit à vrombir.

Le colonel regarda le ciel avec une paire de jumelles et rapidement rebroussa chemin, monta dans l’auto, et plus rapidement encore, il décampa.

Et… Boum !… Boum !… Boum !… Une après l’autre trois bombes tombèrent. Personne ne fut blessé, mais tous avaient sauté en lieu sûr dans les tranchées qui venaient d’être creusées.

Les bombes et les obus des canons sont faits de telle façon qu’ils contiennent beaucoup de balles et des morceaux de fer. Quand un projectile éclate, tout ce qui se trouve à l’intérieur se répand dans tous les sens, blesse et tue. Pour celui qui reste abrité dans le fossé ou dans la tranchée, tout cela vole au-dessus de sa tête. À moins que le projectile ne tombe dans le trou même. Mais c’est chose rare, car les obus des canons ont une portée de plusieurs kilomètres et il est difficile cette distance de viser juste dans la tranchée.

Ces trois bombes furent pleines d’enseignement pour Mathias. Maintenant, il ne boudait plus il ne se révoltait plus ; armé d’une pelle, il creusa longtemps, longtemps, jusqu’au moment où ses mains tombèrent toutes seules de fatigue ; il s’écroula comme une masse dans le fond de la tranchée, accablé par un profond sommeil.

Les soldats ne le réveillèrent point : ils continuèrent à travailler toute la nuit à la lueur des fusées.

En même temps que le petit jour, la première attaque ennemie se déclencha sur eux.

Quatre cavaliers ennemis apparurent. C’était une patrouille qui cherchait à voir leur position pour avertir l’armée. Les soldats commencèrent à tirer, l’un tomba de cheval, certainement tué, et trois autres se sauvèrent…

— La bataille sera certainement pour tout à l’heure, cria le lieutenant.

— Restez dans les tranchées, mettez les fusils en position et attendez, disait l’ordre.

Peu après, effectivement, l’armée ennemie se montra. On tira des deux côtés. La section de Mathias était camouflée dans les tranchées et les adversaires devaient marcher dans les champs à découvert. Les obus des assaillants volaient au-dessus des tranchées, par-dessus les têtes des soldats abrités, et on entendait leur sifflement et leur bourdonnement. Quant à l’ennemi, il subissait de grosses pertes.

Mathias avait maintenant compris pourquoi le colonel des sapeurs s’était mis hier si fort en colère, et il avait compris qu’à la guerre chaque ordre doit être exécuté rapidement, sans récriminations inutiles.

Oui ! Les civils peuvent comme bon leur semble obéir ou non, traîner, discuter, mais un militaire ne doit connaître qu’une seule chose : obéir sur-le-champ. Chaque ordre doit être strictement exécuté.

— En avant ! Donc, en avant.

— En arrière ! Donc, en arrière.

— Creusez ! Il faut donc creuser.

La bataille se poursuivit toute la journée. Enfin, l’ennemi comprit qu’il n’obtiendrait aucun avantage ; il perdait seulement des hommes et ne pouvait s’approcher, car les fils barbelés l’en empêchaient ; alors il recula et commença à se retrancher.

C’est une tout autre chose de creuser dans le calme lorsque personne ne vous dérange, et de remuer la terre lorsque les balles arrivent de deux côtés.

À chaque seconde dans la nuit, des fusées montaient ; aussi faisait-il clair comme en plein jour, mais le tir était moins nourri, car les soldats fatigués se relayaient ; les uns tiraient pendant que les autres dormaient. Cependant la bataille continuait.

— Nous avons tenu ferme ! disaient les soldats satisfaits.

— Nous avons tenu ferme ! téléphona le lieutenant à l’État-Major, car ils avaient même pu installer un téléphone de campagne.

Aussi quelles ne furent pas leur surprise et leur colère lorsque le lendemain ils reçurent l’ordre de reculer.

— Pourquoi ? Nous avons creusé des tranchées, nous avons arrêté l’ennemi et nous sommes prêts à nous défendre, disaient-ils.

Si Mathias avait été lieutenant, il n’aurait pas obéi à cet ordre. Il s’agissait certainement d’une erreur. Le colonel n’aurait eu qu’à venir ici et il aurait vu comme les soldats se battaient bien. Chez l’ennemi, beaucoup de tués ; chez nous, un seul blessé à la main, car, quand on tirait de la tranchée, la main d’un soldat étant au-dehors, elle fut effleurée par une balle ennemie. Comment de loin le colonel peut-il savoir ce qui se passe ici, pensait le roi. Un instant, Mathias fut sur le point de crier :

— Je suis le roi Mathias ! Que le colonel ordonne ce que bon lui semble, mais moi j’interdis de reculer ! Le roi est au-dessus du colonel.

Si Mathias se retint de crier, c’est de peur de n’être pas cru et parce qu’il redoutait les railleries.

Pour la seconde fois, Mathias allait être convaincu qu’à l’armée il est interdit de raisonner et qu’il faut exécuter les ordres immédiatement.

Cela peut paraître pénible d’abandonner des tranchées creusées avec tant de peine et d’y laisser même une partie de ses provisions de pain, de sucre et de lard. Assez honteux, les soldats traversaient le village où les habitants étonnés demandaient pourquoi ils s’enfuyaient.

Sur la route, ils furent rejoints par un cavalier agent de liaison, portant un message ordonnant qu’ils fassent rapidement retraite, sans repos.

C’était facile à dire… sans repos ! Mais après deux nuits sans dormir, c’était harassant. Pendant la première, ils avaient creusé des tranchées et la seconde, ils avaient combattu. On ne pouvait marcher sans repos. Et puis ils avaient peu de nourriture et pour comble, ils étaient indignés et démoralisés.

Marcher en avant, c’est excitant, on rassemble ses dernières forces et l’on court, mais reculer, c’est décourageant et les forces manquent rapidement…

Ils marchèrent… marchèrent… et subitement, on tira sur eux de tous côtés, aussi bien à droite qu’à gauche.

— Je comprends, cria le lieutenant. Nous nous étions avancés trop loin et l’ennemi nous a coupé la retraite.

— Le colonel avait raison lorsqu’il ordonnait un repli rapide, ils nous auraient faits tous prisonniers.

— Sale affaire ! Nous sommes obligés de nous frayer un passage, disait un soldat avec colère. Ah ! Que cela est pénible.

Maintenant l’ennemi, retranché dans les fossés, tirait des deux côtés sur leur troupe ; ils n’avaient plus qu’à chercher leur salut dans la fuite.

 

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Notes

[1] Sac contenant l’équipement du fantassin et porté sur le dos à l’aide de bretelles [Le Petit Robert].

 

 

 

Commentaires sur la traduction

[T1] En remplacement de (inversé) : « dans cette ville conquise tout plut beaucoup à Mathias ».

 

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07/05/2004 - Revu le : 24/07/04