Chapitre précédent - Plan - Suite
(8) Le roi Mathias Ier

 

 

Le train se composait de trente wagons de marchandises destinés au transport de troupes, avec quelques wagons plates-formes chargés de véhicules et de mitrailleuses, et un wagon de voyageurs pour les officiers.

Mathias se réveilla avec un léger mal de tête. Il souffrait en outre de son pied traumatisé, du dos et des yeux. Ses mains étaient sales et collantes ; en plus, il était dévoré de démangeaisons insupportables.

— Levez-vous, écrevisses, la soupe va être froide !

Mathias qui n’était pas habitué à la nourriture de l’armée avala à peine quelques cuillerées.

— Mange, frère, car tu ne recevras rien d’autre ! lui dit Félix pour l’encourager, mais sans succès.

— J’ai mal à la tête…

— Écoute, Tom, ne pense pas à ta maladie, murmura son camarade consterné. À la guerre, on a le droit d’être blessé, mais il ne faut pas tomber malade.

Et Félix commença subitement à se gratter.

— Le vieux avait raison, dit-il, voilà les bestioles ! Elles ne te mordent pas ?

— Qui ? demanda Mathias.

— Qui ? Les puces ! Et peut-être quelque chose de pire. Le vieux me disait qu’à la guerre les balles importunaient moins que ces bestioles-là !

Mathias connaissait l’histoire du malheureux laquais royal et se demandait quel était l’aspect de l’insecte qui autrefois avait mis le roi tellement en colère.

Mais il n’eut pas beaucoup le temps d’y réfléchir car le caporal les appela tout à coup.

— Cachez-vous ! Le lieutenant arrive.

On les poussa dans un coin du wagon et on les camoufla.

On passa en revue les vêtements. À chaque soldat il manquait quelque pièce à son costume. Dans le wagon il se trouvait un soldat tailleur qui, épris de son métier et pour ne pas s’ennuyer, s’était mis courageusement à confectionner des uniformes pour les volontaires.

Mais pour les chaussures, c’était pire.

— Écoutez, les garçons, pensez-vous vraiment à faire la guerre ? demanda quelqu’un.

— Nous nous sommes mis en route uniquement dans ce but !

— Oui, oui ! Mais les marches sont pénibles et les chaussures pour un soldat, c’est la première chose après le fusil.

— Tant que les pieds sont en bon état, tu restes soldat, mais dès qu’ils sont fichus, alors tu deviens un vieux bonhomme, un chien crevé quoi. Bon à rien !

Ainsi, bavardant, ils roulaient lentement. Maintenant les arrêts étaient longs. Tantôt, ils étaient retenus dans les gares pendant une heure, et même plus ; tantôt on les laissait sur la voie de garage pour laisser passer des convois plus importants ; parfois on revenait à la station déjà dépassée ; parfois, on stoppait quelques kilomètres avant la gare car la voie n’était pas libre. Les soldats chantaient ; quelqu’un dans le wagon voisin jouait de l’accordéon ; on dansait même à certains arrêts. Mais pour Mathias et Félix, le temps semblait d’autant plus long qu’il ne leur était pas permis de quitter le wagon.

— Ne vous penchez pas au-dehors, car le lieutenant vous apercevrait.

Mathias se sentait tellement fatigué ! C’était comme s’il avait participé au moins à cinq grands combats. Il voulait s’endormir, mais il n’y parvenait pas, car les démangeaisons l’importunaient ; il aurait voulu sortir, mais cela lui était interdit. Et dans le wagon, l’air était étouffant.

— Savez-vous pourquoi la halte est si longue ?

Un soldat, gai et plein d’entrain, faisant le va-et-vient, apportait à tout moment le dernier bobard.

— L’ennemi a peut-être fait sauter le pont ou endommagé la voie !

— Non ! Les nôtres gardent bien les ponts !

— Alors ? On manque de charbon probablement, car les chemins de fer n’en ont pas prévu un stock assez important pour autant de trains.

— Peut-être un espion a-t-il saboté la locomotive !

— Non plus… Tous les transports sont arrêtés, paraît-il, parce que le train royal doit passer.

— Tonnerre de Brest ! Mais que doit-il transporter ?

— Certainement pas le roi Mathias.

— A-t-on besoin de lui là-bas ?

— Besoin ou pas besoin, il est Roi, cela suffit !

— Les rois ne se rendent plus maintenant à la guerre !

— D’autres peut-être ne s’y rendent plus, mais Mathias pourrait y aller, s’exclama immédiatement Mathias, malgré Félix qui le tirait par le pan de sa capote.

— Tous les rois sont pareils, autrefois c’était peut-être différent.

— Qu’est-ce que nous en savons ? Comment était-ce autrefois ? Peut-être aussi se reposaient-ils sous un édredon ? Mais comme personne ne s’en souvient, alors on raconte des mensonges… !

— Pourquoi mentirait-on ?

— Dites-nous alors combien de rois sont morts à la guerre ? Et combien de soldats y ont laissé leur peau ?

— Ce n’est pas comparable, car il n’y a toujours qu’un seul roi et beaucoup de soldats.

— Toi, tu voudrais peut-être plus d’un roi à la fois ; avec un seul, nous avons bien assez d’embarras.

Mathias ne pouvait pas en croire ses oreilles. Il avait tant entendu parler de l’amour de la nation, et surtout de l’amour de l’armée pour le roi. Hier encore, il croyait qu’il devait se cacher afin que par excès d’amour, on ne lui fît du mal. Et il voyait brutalement que s’ils découvraient qui il était cela n’éveillerait aucune admiration. Étrange ! pensait-il, l’armée peut se battre pour le roi qu’elle n’aime pas.

Mathias craignait que l’on dise quelques méchancetés sur son père, mais non, au contraire, ils le louaient.

Le défunt n’aimait pas la guerre. Il ne désirait pas se battre et ne poussait pas la nation à la guerre.

Cette remarque apporta un certain soulagement au cœur endolori de Mathias.

En vérité, que doit faire le roi à la guerre ? disaient les hommes ; doit-il coucher à même le sol, aussitôt il attrapera un rhume. Les puces ne le laisseront pas dormir. L’odeur des vêtements militaires lui donnera des maux de tête. Ces gens ont la peau délicate, le nez sensible.

Mathias fut juste et dut reconnaître qu’ils avaient rai son.

Hier, il avait couché dans les champs et il avait gagné un vrai rhume. La tête lui faisait mal et sa peau le démangeait terriblement.

— Alors, les gars, tenez-vous tranquilles, car nous ne pourrons rien y changer. Le mieux est encore de se mettre à chanter à cœur joie.

— Nous repartons ! cria quelqu’un.

En effet le train commençait à rouler assez rapidement. La coïncidence était amusante, car chaque fois que quelqu’un annonçait un arrêt prolongé du train celui-ci démarrait aussitôt, et les soldats étaient obligés parfois de sauter en marche dans le convoi et plus d’un, ceux qui n’arrivaient pas à temps, restaient sur la voie.

— Pendant ce voyage, on nous enseigne au moins à ne pas être étourdi, conclut l’un d’eux.

Ils étaient arrivés dans une gare d’une certaine importance, tout semblait prouver qu’une haute personnalité devait y passer : étendards, garde d’honneur, certaines dames habillées de blanc, deux enfants avec de jolis bouquets de fleurs.

C’était le ministre de la Guerre qui devait voyager seul dans le train royal. Leur train fut encore dirigé sur une voie de garage où il resta toute la nuit. Mathias dormit d’un sommeil de plomb. Affamé, fatigué, accablé de tristesse, il dormit mais ne rêva point.

Dès l’aurore, on avait nettoyé et lavé les wagons : le lieutenant courait et inspectait tout, personnellement.

— Il faudra vous camoufler, jeunes gens ! car autrement ce sera une catastrophe, disait le caporal.

Félix et Mathias trouvèrent un abri pendant cette halte dans une pauvre chaumière d’aiguilleur. La brave femme s’affaira autour de ces jeunes soldats, elle était curieuse, et pensait qu’elle en apprendrait beaucoup plus par des adolescents.

— Ah ! enfants, pauvres enfants !… disait elle en gémissant, à quoi cela vous servira-t-il ? Ne feriez-vous pas mieux d’aller à l’école ? Y a-t-il longtemps que vous êtes sous l’uniforme ? Où étiez-vous, où vous rendez-vous ?

— Ma bonne dame, riposta rageusement Félix, mon père est sous-officier, et il nous a dit à notre départ : un bon soldat a des pieds pour marcher, des mains pour tenir le fusil, des yeux pour regarder, des oreilles pour écouter et une langue pour la tenir derrière ses dents, jusqu’à ce qu’une cuillerée de soupe les écarte.
« Le soldat avec son fusil défend sa tête. Mais avec sa langue il peut perdre non seulement sa propre tête, mais une section entière. D’où nous venons, et dans quelle direction nous nous dirigeons ça, c’est un secret militaire ; nous ne savons rien et ne dirons rien ! »

La brave femme de l’aiguilleur restait bouche bée. Qui aurait pu s’attendre à une telle réplique ? Petit, mais il parle déjà comme un vieux troupier… pensait-elle.

— Vous avez raison ! Beaucoup d’espions traînent parmi les soldats. Habillés quelquefois d’un simple uniforme militaire, ils s’informent de tout, se renseignent sur tout, et après ils courent chez l’ennemi.

Puis, pleine de déférence[1], elle leur offrit du thé, et en plus leur donna aussi du saucisson.

Le petit-déjeuner plut à Mathias, d’autant plus qu’il en profita pour se laver comme il le souhaitait. Tout à coup une clameur retentit.

— Le train royal !… Le train royal ! Félix et Mathias grimpèrent sur une échelle appuyée sur l’abri de l’aiguilleur et ils regardèrent le train qui s’approchait.

Un beau train, avec de grandes fenêtres, entra en gare. L’orchestre joua l’hymne national. À la portière se trouvait debout le ministre de la Guerre que Mathias connaissait si bien. Les yeux du ministre croisèrent un instant ceux de Mathias qui frémit et se baissa rapidement. Qu’arriverait-il si le ministre le reconnaissait ?

Le ministre ne pouvait reconnaître Mathias, d’abord parce que son esprit était absorbé par des affaires très importantes, et que d’autre part la fuite de Mathias n’avait été révélée à personne (petite machination qui sera racontée plus loin) : il avait été salué avant son départ de la capitale par un faux Mathias.

Le ministre des Affaires étrangères avait ordonné à son collègue de préparer une guerre contre un seul roi, mais à présent il fallait se battre contre trois rois.

Le ministre de la Guerre avait donc quelque raison d’être préoccupé.

Il est facile de dire : « Allez, et faites la guerre ! » Mais quand on a en face de soi trois nations ennemies, quelle sera la solution, lorsqu’on aura battu un ou même deux ennemis, si le troisième en fin de compte est victorieux ?

Des soldats, on en aurait peut-être assez, mais il n’y aura certainement pas assez de fusils, ni de canons, ni suffisamment de vêtements pour toute l’armée.

Aussi le ministre avait-il conçu le plan suivant : attaquer par surprise, anéantir l’armée du premier ennemi, s’emparer de tout son matériel de guerre et ensuite se retourner vers le deuxième.

Le spectacle de l’armée au garde à vous, la remise des fleurs au ministre pendant que l’orchestre jouait sans répit, faisaient souffrir Mathias.

Il pensait que tous ces honneurs auraient dû lui être destinés, mais comme il était sincère vis-à-vis de lui-même, il se disait aussi :

— Oui, il est facile de marcher, de saluer, d’entendre l’orchestre et de recevoir des bouquets de fleurs. Mais dis-moi, mon petit Mathias, saurais-tu où diriger tes troupes, alors que tu ignores encore la géographie ?

Car que savait Mathias ? Il connaissait quelques noms de fleuves, de montagnes et d’îles ; il avait appris que la terre est ronde, qu’elle tourne sur son axe, mais un ministre de la guerre doit connaître toutes les forteresses et toutes les routes ; il ne doit ignorer aucun chemin dans les forêts.

Le bisaïeul[2] de Mathias avait gagné une grande bataille. Pendant que l’ennemi dirigeait sur lui son armée, il s’était caché dans les bois, avait attendu jusqu’à ce que l’adversaire s’enfonçât profondément dans la forêt ; puis, en passant par les raidillons invisibles, il était arrivé par derrière, et il avait infligé une terrible défaite à l’ennemi qui pensait rencontrer l’armée de son bisaïeul en face de lui. Après cette attaque sur ses arrières, il l’avait poussé dans des marécages.

Mathias connaissait-il ses forêts, ses marais ?

Bientôt, ils lui deviendraient familiers. S’il était resté dans la capitale, il aurait découvert seulement les allées du jardin royal ; il allait voir maintenant son royaume tout entier.

Les soldats avaient raison de se moquer de Mathias ; Mathias était encore un très petit roi, et un roi bien ignorant.

— Peut-être la guerre éclatait-elle sans préparation et mal à propos. Si elle était survenue seulement un an ou deux ans plus tard !

 

Avant - Plan - Suite

 

 

 

Notes

[1] Considération très respectueuse que l’on témoigne à quelqu'un [Le Petit Robert].

[2] Père, mère des aIeuls (par ex. ici : arrière grand-père), ibid.

 

roi-mathias.fr | macius.fr - Association Française Janusz Korczak (AFJK)
Tous droits réservés, Paris 2004.
07/05/2004 - Revu le : 7/06/04