Chapitre précédent - Plan - Suite
(7) Le roi Mathias Ier

 

 

— Tom ! Es-tu là ?

— Me voilà, c’est toi Félix ?

— Moi ! Tonnerre ! Qu’il fait sombre, ne tombons pas sur la garde.

Mathias a réussi enfin, avec difficulté, à grimper sur un arbre, à se hisser de l’arbre sur la palissade et à tomber de la clôture sur la terre.

— Roi ! Mais aussi maladroit que la dernière des vieilles femmes ! Grommela Félix, lorsque Mathias roula sur le sol d’une hauteur bien modeste. Dans le lointain retentit la sommation du garde :

— Qui est là !

— Ne réponds pas, murmura Félix.

Mathias, en tombant, s’était égratigné la peau des mains : première blessure reçue dans cette guerre.

Rapidement, ils se glissèrent de la route dans un fossé, et là, rampant sur le ventre, sous le nez des sentinelles, ils passèrent jusqu’à l’allée des peupliers, qui conduit à la caserne ; ils contournèrent le mur du côté droit, se dirigeant grâce à la lumière du phare de la prison militaire ; ensuite, ils traversèrent un petit pont, et enfin ils prirent le chemin allant directement vers la gare militaire.

Ce qu’aperçut alors Mathias lui rappela les récits des temps anciens. Il se trouvait là devant un camp. À perte de vue brûlaient des feux de camp ; les soldats faisaient bouillir le thé, conversaient ou dormaient.

Mathias n’admira pas spécialement Félix pour la façon dont il se débrouillait en le conduisant par le chemin le plus court à son détachement. Mathias pensait que tous les garçons qui n’étaient pas rois en auraient fait autant.

Pourtant, Félix était une exception, même parmi les très vaillants.

Dans cette foule, où à chaque heure un train amenait des troupes, où les sections changeaient perpétuellement de place, soit en s’approchant du ballast du chemin de fer, soit en cherchant un endroit plus commode pour faire halte, il était facile de s’égarer. Félix, à plusieurs reprises, se trouva dans l’incertitude. Il était venu ici en plein jour, mais depuis il y avait eu beaucoup de changements.

Des canons se trouvaient là, il y avait à peine quelques heures, mais le train les avait emportés. Entre-temps était arrivé un hôpital de campagne. Les sapeurs avaient été transférés sur les remblais, et leur place venait d’être occupée par des télégraphistes.

Une partie du camp était éclairée par de grands réflecteurs, et l’autre partie sombrait dans le crépuscule. Comble de malchance, la pluie commença à tomber et, comme l’herbe était totalement foulée, les pieds s’embourbaient dans la terre gluante.

Mathias n’osait pas s’arrêter afin de ne pas perdre Félix, mais il manquait de souffle, car Félix courait plutôt qu’il ne marchait, heurtant des soldats en passant, et bousculé lui-même dans cette cohue.

— Il me semble que cela doit être ici ! dit subitement Félix en regardant autour de lui avec des yeux à demi fermés.

Tout à coup, son regard tomba sur Mathias…

— Tu n’as pas de pardessus ? demanda-t-il.

— Non, mon pardessus est resté accroché dans le vestiaire royal.

— Et as-tu pris un sac à dos ? C’est donc ainsi que tu sais faire la guerre ! Ce que tu peux être godiche ! s’exclama Félix.

— … Ou un héros ! répliqua Mathias offensé.

Félix mordilla sa langue, il avait oublié que Mathias était, quoi qu’il en fût, le Roi.

Mais il était furieux, ce Félix, car il pleuvait, et les soldats connus de lui qui devaient les cacher dans leurs wagons s’étaient éclipsés : enfin il avait amené Mathias sans l’avoir prévenu exactement de ce qu’il fallait emporter pour la route.

À vrai dire, Félix avait reçu une correction de son père mais il avait un bidon, un canif et un ceinturon, accessoires sans lesquels aucun homme sensé ne peut aller à la guerre. Quant à Mathias, (quelle horreur !) il portait des chaussures vernies et avait une cravate verte autour du cou.

Cette cravate, mal nouée dans la précipitation, et maculée de boue, donnait à sa figure un aspect si lugubre que Félix se serait esclaffé si des pensées inquiétantes, venant peut-être un peu tardivement, ne lui étaient passées au même moment par la tête.

Un cri retentit brusquement… Félix ! Félix !

Un grand gars, tout jeune, s’approcha d’eux, volontaire lui aussi, habillé déjà d’une capote militaire, presque un vrai soldat.

— Je t’attendais ici, dit-il, les nôtres sont déjà à la gare. Ils embarquent dans une heure. Vite !

— Plus vite ! pensait le roi Mathias.

— Qu’est-ce que cette poupée que tu emportes avec toi ? demanda-t-il en montrant Mathias.

— Oui, tu vois, répondit Félix, plus tard, je te le dirai. C’est une longue histoire. J’étais vraiment obligé de le prendre.

— Ah ! non, non, pas de ça ! Si je n’étais pas ici, certainement que les gars ne t’auraient pas pris. Et tu amènes encore ce chiot avec toi !

— Ne peste pas, riposta Félix offensé. Grâce à lui j’ai une bouteille de cognac, ajouta-t-il en chuchotant pour que Mathias n’entende pas.

— Donne à goûter !

— Plus tard !

Longtemps les trois volontaires marchèrent sans dire un mot.

Le plus âgé, mécontent parce que Félix ne lui avait pas obéi, Félix inquiet des responsabilités qu’il avait prises, et Mathias piqué au vif, mortellement offensé. S’il n’avait pas dû se taire dans les circonstances ou il se trouvait, il aurait répondu à ce vagabond comme répondent les Rois aux insultes.

— Écoute Félix, dit le grand gars, s’arrêtant tout à coup, si tu ne me donnes pas de cognac, alors tu pars seul. Je t’ai procuré une place et tu m’as promis de m’écouter ! Qu’arrivera-t-il plus tard si tu commences déjà à faire le brave ?

Ils se prirent de querelle et ils en seraient venus aux mains si, subitement, une caisse de fusées n’avait explosé, heurtée sans aucun doute par un imprudent. Deux chevaux d’artillerie, effrayés, s’étaient emballés. Une grande confusion suivit aussitôt et un gémissement se fit entendre. Nouvelle panique, et voilà leur guide couché dans une flaque de sang avec un pied écrasé.

Félix et Mathias regardaient perplexes. Que faire ? Ils étaient préparés à la mort, au sang et aux blessures, à la bataille, durant la campagne, mais pour un peu plus tard.

— Pourquoi des enfants traînent-ils par ici ?

— Qu’est-ce que cette pagaille ? grogna un docteur en les repoussant sur le côté.

— J’aurais dû deviner, un volontaire ! Il fallait rester à la maison et téter ton biberon, blanc-bec ! murmura-t-il en taillant la jambe du pantalon avec une paire de ciseaux sortie du sac à dos.

— Tom ! Sauvons-nous ! s’écria tout à coup Félix, remarquant au loin deux gendarmes marchant près du brancard, sur lequel certainement les infirmiers allaient mettre l’infortuné volontaire.

— Le laissons-nous ? demanda timidement Mathias.

— Eh quoi ? Il ira à l’hôpital ! Inapte à la guerre !

Et ils allèrent se cacher dans l’ombre d’une tente. Après un instant l’endroit était devenu totalement désert, il y restait seulement une chaussure, la capote, que les infirmiers avaient jetée en mettant le blessé sur le brancard, et du sang dans la boue.

— Ce manteau sera utile ! dit Félix.

— Je le lui remettrai quand il guérira, ajouta-t-il pour se justifier.

— Viens ! Allons à la gare. Nous avons perdu dix minutes.

On comptait justement la section lorsque, non sans difficultés, ils se frayèrent un passage jusqu’au quai.

— Ne vous éloignez pas ! ordonna un sous-lieutenant.

— Je reviens tout de suite.

Félix raconta la terrible aventure du volontaire et non sans frayeur présenta Mathias. Que va-t-il dire ? s’interrogeait Mathias. Le lieutenant le chassera du wagon à la première station.

— Nous avons déjà parlé de toi ! et il fit la grimace.

— Eh ! Guerrier ! Quel âge as-tu ?

— Dix ans.

lieutenant te jettera certainement dehors et il nous grondera certainement.

— Si le lieutenant me chasse, alors j’irai à pied tout seul ! cria Mathias révolté.

Les larmes l’étouffaient. Comment, lui, le Roi, qui sur un cheval blanc aurait dû quitter la capitale à la tête de ses troupes, couvert de fleurs jetées de toutes les fenêtres, il devait furtivement, comme un voleur, se cacher pour accomplir le devoir sacré de défendre son pays et ses sujets. Et, coup sur coup, des outrages tombaient sur lui.

Le cognac, le saumon fumé avaient vite déridé le visage des soldats.

— Ça, c’est du cognac royal et du saumon royal ! disaient-ils en se gobergeant.

Mathias regarda avec tristesse comment les soldats s’enivraient grâce au cognac du précepteur.

— Alors, petit camarade, jette-toi aussi un verre dans le fusil ! Nous voulons voir si tu sais vraiment guerroyer.

Et alors, Mathias but ce que buvaient les rois…

— À bas le tran[1] cria-t-il.

— Hé, hé, c’est un révolutionnaire, proclama un jeune caporal. Qu’appelles-tu tyran ? Toutefois, pas le roi Mathias ? Sois prudent, fiston ! Pour un tel « À bas », on peut recevoir une balle mal placée.

— Le Roi Mathias n’est pas un tyran ! répliqua vivement Mathias.

— Il est encore petit, on ne sait pas ce qu’il deviendra.

Mathias voulait encore ajouter quelque chose, mais Félix dirigea, adroitement, la conversation sur un autre sujet.

— Oui, nous marchions tous les trois, racontait Félix. Tout à coup, on entendit une détonation. Je croyais que c’était une bombe lancée d’un avion mais c’était seulement une caisse avec des fusées. Puis les étoiles semblèrent tomber du ciel.

— Et, pourquoi, diable, ont-ils besoin de fusées à la guerre ?

— Afin d’éclairer les routes quand il n’y a pas de projecteurs.

— Et tout près de cette caisse était parquée l’artillerie lourde. Les chevaux se sont effrayés, ils foncèrent droit sur nous. Nous avons sauté tous les deux sur le côté, mais le camarade n’en a pas eu le temps.

— Est-il gravement blessé ?

— Il y avait beaucoup de sang. Mais aussitôt il a été enlevé par les brancardiers.

— Oui ! La guerre ! soupira quelqu’un… Avez-vous encore de ce cognac ?

— Alors ce train ? Il n’arrivera donc jamais !

Au même instant, le train apparut en sifflant.

Bruit confus, allées et venues.

— Pas encore monté ? cria de loin en courant le lieutenant, mais sa voix était étouffée par le vacarme.

Les soldats avaient jeté Mathias et Félix dans un wagon, comme des paquets.

Quelques chevaux s’entêtaient encore et ne voulaient pas pénétrer dans leur wagon. Certaines voitures devaient être décrochées, d’autres accrochées. Le train démarra enfin, puis après quelques coups de tampon, il revint à son point de départ.

Quelqu’un passa dans le wagon avec une lampe à la main, appela des noms. Ensuite des soldats descendirent du[T1] wagon avec des marmites pour la soupe. Mathias semblait voir et entendre, mais ses yeux se fermaient. Quand le train démarra véritablement, il ne s’en aperçut même pas. Lorsqu’il s’éveilla, les chocs cadencés des roues contre les rails indiquaient que le train roulait à toute vapeur.

— Je pars ! pensa le roi Mathias et de nouveau il s’endormit.

 

Avant - Plan - Suite

 

 

 

Notes

[1] Tran : huile de foie de morue [N.D.T.] - Traduction d'un jeu de mot polonais entre tran et tyran.

 

 

 

Commentaires sur la traduction

[T1] En remplacement de : « de » wagon.

 

roi-mathias.fr | macius.fr - Association Française Janusz Korczak (AFJK)
Tous droits réservés, Paris 2004.
07/05/2004 - Revu le : 18/05/04