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(4) Le roi Mathias Ier

 

 

Mathias se levait à sept heures du matin, se lavait, s’habillait, cirait ses chaussures et faisait son lit sans l’aide de personne. Cette coutume avait été introduite déjà par l’arrière-grand-père, le vaillant roi Paul « Le Vainqueur ».

Mathias, une fois levé et habillé, buvait un petit verre d’huile de foie de morue, et s’asseyait pour le petit-déjeuner, dont la durée ne pouvait se prolonger au-delà de seize minutes et trente-cinq secondes. C’était le temps que consacrait à ce repas son grand-père le bon roi Jules « Le Vertueux ». Ensuite, Mathias se rendait à la salle de trône où il faisait très froid, pour recevoir les ministres en audience.

Dans la salle du trône il n’y avait pas de poêle car l’arrière-grand-mère, la raisonnable « Anne la Pieuse », au temps où elle était très jeune, manqua de s’asphyxier et pour commémorer sa miraculeuse survie il fut décidé d’introduire une clause dans les règlements du palais disant que « la salle d’audience ne devrait plus avoir de poêle pendant cinq cents ans révolus. »

Mathias restait assis sur le trône et claquait des dents à cause du froid, pendant que les ministres parlaient de ce qui se passait dans le royaume entier. Cela n’avait rien de réjouissant : toutes les nouvelles étaient tristes.

Le ministre des Affaires étrangères racontait les colères des uns et les souhaits de ceux qui voulaient conclure une alliance avec le royaume. Mathias n’y comprenait quasiment rien.

Le ministre de la Guerre exposait combien de forteresses étaient inutilisables, énumérait les canons hors d’usage et donnait la liste des soldats malades.

Le ministre de Chemins de fer expliquait qu’il était nécessaire d’acheter de nouvelles locomotives.

Le ministre de l’Éducation Nationale se plaignait que les enfants apprenaient mal, qu’ils arrivaient en retard à l’école, que les garçons fumaient des cigarettes en cachette et arrachaient des feuilles à leurs cahiers… Les filles se fâchaient et se querellaient, les garçons se battaient, jetant des cailloux et cassant des vitres…

Le ministre des Finances se mettait en colère sans arrêt, il n’avait pas d’argent… Il ne voulait rien acheter, ni canons, ni machines… car tout cela coûtait trop cher.

Ensuite, Mathias allait dans le parc et durant une heure il pouvait courir, s’amuser. Mais tout seul, il ne trouvait de plaisir à aucun jeu.

Alors, il retournait bien volontiers à ses études. Mathias apprenait bien. Il sentait que sans instruction il est bien difficile de régner. Donc, très vite, il apprit à apposer sa signature prolongée d’un long paraphe[1]. Il fut obligé d’apprendre le français et d’autres langues étrangères, afin de pouvoir converser avec les autres monarques lorsqu’il se rendait en visite chez eux.

Mathias aurait étudié encore plus, et même avec plus d’ardeur, s’il avait pu poser différentes questions qui lui occupaient l’esprit. Depuis longtemps il réfléchissait à la possibilité de découvrir une lentille capable d’enflammer à distance la poudre à canon.

Si Mathias inventait ce verre extraordinaire, il pourrait alors déclarer la guerre à tous les rois, et la veille de la bataille il ferait sauter toutes les poudrières ennemies. Il serait le vainqueur, car il serait alors le seul à posséder[T1] de la poudre. Tout de suite il serait un grand roi, bien qu’encore de petite taille.

Mais pourquoi le maître haussait-il les épaules et, faisant une grimace, ne lui répondait-il pas ?

Une autre fois, Mathias demanda : « s’il était possible qu’au moment de sa mort un père cédât son intelligence à son fils » ? Le père de Mathias, Stéphan Bien Sensé, avait été très sage. Maintenant Mathias occupait le même trône et portait la même couronne, mais il était obligé d’apprendre tout, dès le début. Et saurait-il un jour autant de choses que son défunt père ? Il n’en était même pas sûr. Il aurait pu obtenir, pensait-il, en même temps que la couronne et le trône, la bravoure de l’arrière-grand-père « Paul le Vainqueur », la piété de sa grand-mère et tout le savoir de son papa. Mais cette nouvelle question ne trouva pas non plus un accueil bienveillant.

Pendant longtemps, Mathias songea au moyen de se procurer une coiffure magique rendant son porteur invisible. Cela serait si pratique ! Porteur de cette coiffure, il pourrait aller partout sans être vu de personne. Il prétendrait avoir mal à la tête, alors on lui permettrait de rester la journée au lit et il pourrait dormir à son aise. Mais la nuit, il irait en ville coiffé de cette mystérieuse casquette, il flânerait dans la capitale et regarderait les vitrines des magasins, et il irait au théâtre.

Une seule fois Mathias avait assisté à un gala, au temps de son papa et sa maman. Mais hélas ! il ne se rappelait pas grand-chose, car il était alors si petit, il savait seulement que le spectacle était merveilleux.

Si Mathias avait eu la coiffure magique, il aurait quitté le parc pour se rendre dans la cour du palais et il aurait fait la connaissance de Félix. Il aurait pu se rendre partout au palais, il aurait visité la cuisine pour voir comment on prépare les repas, les écuries pour voir les chevaux, et de nombreux bâtiments dont l’entrée lui était interdite.

Il peut paraître étrange que tant de choses soient interdites à un roi ; je dois expliquer que dans les cours des rois règne une stricte étiquette[2]. Cela signifie que jusqu’à ce jour les rois ont toujours été soumis à des règles, et le nouveau roi devait lui aussi obéir à ces règlements ancestraux. S’il voulait agir autrement, il perdrait l’honneur et tout le monde cesserait de le craindre et de le respecter. Cela aurait signifié qu’il n’avait aucune considération ni pour son père royal, ni pour son grand-père ou son arrière-grand-père.

Lorsqu’un roi veut agir contrairement à l’étiquette, il doit se référer au Maître des cérémonies qui veille à la cour à l’observation de cette étiquette, et qui sait toujours ce que doivent faire les rois.

J’ai déjà dit que le petit-déjeuner du roi Mathias durait seulement seize minutes trente-cinq secondes, puisqu’ainsi faisait son grand-père ; et j’ai raconté que dans la salle du trône il n’y avait pas de poêle à la suite de la décision de la grand-mère, morte depuis longtemps ; il était donc impossible de lui demander maintenant si elle permettrait à présent l’installation d’un poêle.

Parfois, le roi peut apporter quelques changements aux règlements ; dans ce cas ont lieu de longues délibérations, comme cela s’était produit pour la promenade de Mathias.

Mais il est désagréable de demander quelque chose et d’attendre longtemps la réponse.

Le roi Mathias était en plus mauvaise posture que la plupart des rois précédents, car tous les usages de l’étiquette étaient destinés à des rois adultes tandis que Mathias n’était qu’un enfant. Il avait fallu modifier un peu les règlements. En conséquence, au lieu d’un vin délicieux, Mathias devait boire deux verres d’huile de foie de morue dont le goût ne lui plaisait point.

Au lieu de lire les journaux, il regardait des images ; car il ne lisait pas encore très bien.

Tout aurait été tellement mieux si Mathias avait eu la sagesse de son père et la coiffure magique le rendant invisible ; alors il aurait été, ainsi, vraiment un roi. Il se demandait souvent s’il n’eût pas été plus avantageux pour lui de naître comme un de ces simples garçons, d’aller à l’école, d’arracher les feuilles aux cahiers et de jeter des cailloux.

Brusquement, il lui vint une idée ! S’il apprenait écrire ? Il enverrait une carte à Félix et peut-être ce dernier lui répondrait-il ? De cette façon, ce serait comme s’il conversait avec lui. À partir de ce moment, le roi Mathias se mit sérieusement à apprendre à écrire. Il écrivait pendant des journées entières, copiant des livres de contes et de vers. Et même s’il en avait eu la permission il ne serait pas allé dans le jardin royal, mais aurait seulement continué d’écrire du matin jusqu’au soir.

Mais il ne pouvait le faire car l’étiquette et le cérémonial de la cour exigeaient que le roi se rendît directement de la salle du trône au jardin ; et vingt laquais se tenaient prêts à ouvrir la porte conduisant de la salle au jardin.

Si Mathias ne s’était pas rendu au jardin, ces vingt laquais n’auraient eu aucun emploi et se seraient terriblement ennuyés. Peut-être quelqu’un dira-t-il qu’ouvrir une porte représente un travail insignifiant. Celui qui parle ainsi ignore l’étiquette de la cour. Je vous dirai donc que ces laquais avaient de l’occupation pour plusieurs heures. Chacun prenait le matin un bain froid ; ensuite le coiffeur les peignait, rasait leur moustache et leur barbe. Leurs vêtements devaient être impeccables et ne pas présenter le moindre grain de poussière, car trois cents ans plus tôt, au temps du règne du roi « Henri l’Impétueux », il arriva qu’une puce sauta d’un laquais sur le sceptre[3] royal. Ce coupable eut la tête coupée par le bourreau. L’intendant évita de justesse la peine de mort. Aussi depuis ce temps le surveillant chef lui-même contrôlait-il la propreté des laquais, qui, habillés, baignés et propres déjà depuis onze heures sept minutes du matin, se tenaient debout dans le couloir du palais et attendaient jusqu’à une heure dix-sept, pour être inspectés par le Maître des cérémonies lui-même. Ils devaient se surveiller de très près, car, pour un bouton non fermé, ils étaient menacés d’une peine de six ans de prison ; pour être mal coiffés, c’était quatre ans de travaux forcés, et pour un salut maladroit, deux mois d’arrêt de rigueur avec du pain sec et de l’eau pour toute nourriture.

Mathias connaissait déjà un peu tout cela. Aussi il ne lui serait pas venu à l’idée de ne pas aller au parc. Mais qui sait ? Peut-être aurait-on trouver quelque part dans l’histoire qu’un des rois ne se promenait jamais dans le jardin, alors on aurait pu proclamer que Mathias suivait l’exemple de ce roi !

Et puis, toutes ses connaissances en écriture ne lui serviraient peut-être à rien, car comment pourrait-il remettre une lettre à Félix à travers la grille ?

Mathias était doué, il avait une volonté inébranlable.

Dans un mois, se dit-il, j’écrirai ma première lettre à Félix. Et en dépit de tous les obstacles, il écrivit tellement, qu’au bout d’un mois, sans aucune aide, la lettre pour Félix fut prête.

 

« Cher Félix, écrivait Mathias, depuis longtemps je regarde comment vous vous divertissez gaiement dans la cour. Je voudrais aussi m’amuser. Mais je suis roi. Par conséquent, je ne le peux pas. Mais tu me plais beaucoup. Écris-moi ! Qui es-tu ? J’aimerais faire ta connaissance. Si ton papa est à l’armée, on t’autorisera peut-être à venir parfois dans le parc du château.»

« Signé : Mathias Roi. »

 

Mathias sentait battre son cœur violemment quand il appela Félix à travers la grille pour lui remettre sa lettre.

Et son cœur cognait très fort à nouveau lorsque le lendemain, par la même voie, il reçut la réponse.

 

« Roi, écrivait Félix, mon père est sergent de la garde du palais, il est militaire ; je voudrais bien jouer dans le jardin royal. Je te suis fidèle, mon roi, et je suis prêt pour toi à me jeter dans le feu ou dans l’eau, et à te défendre jusqu’à la dernière goutte de mon sang.

« Aussi souvent que tu auras besoin d’aide, siffle seulement et j’apparaîtrai à ton premier appel.»

« Félix »

 

Mathias déposa cette lettre tout au fond du tiroir, au-dessous de tous les livres, et il commença avec application à apprendre à siffler. Mathias fut très prudent, car il ne voulait pas se trahir. S’il réclamait pour Félix l’autorisation de le laisser entrer dans le parc, aussitôt les « conseils » recommenceraient. Pourquoi ? Et d’où peut-il savoir qu’il s’appelle Félix ? Comment ont-ils fait connaissance ?

Qu’arriverait-il s’ils découvraient leurs relations ? Et enfin permettraient-ils qu’un fils de sergent (il aurait fallu au moins un lieutenant) vienne dans le jardin royal ? Ils interdiraient certainement cette visite.

Mathias décida d’attendre encore un peu ; pendant ce temps, il apprenait à siffler.

Ce n’est pas facile lorsqu’on n’a personne pour vous enseigner, mais il avait de la volonté, alors il finit par apprendre.

Et il siffla !

Il siffla seulement à l’essai pour se convaincre qu’il savait. Quelle ne fut pas sa surprise lorsqu’un instant plus tard, Félix en personne se tint devant lui, raide comme un piquet !

— Comment es-tu arrivé jusqu’ici ?

— Je suis passé à travers la grille.

Dans le jardin royal poussaient des framboisiers touffus. Mathias et son ami s’y cachèrent pour tenir conseil et décider comment agir à l’avenir.

 

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Notes

[1] Traits qu’on ajoute pour distinguer [embellir] sa signature. Désigne aussi une signature abrégée, réduite aux initiales [Le Petit Robert].

[2] Sens du XVIIIe : cérémonial en usage dans une Cour, auprès d’un grand personnage [op. cit.].

[3] Bâton de commandement, signe d’autorité suprême [op. cit.].

 

 

 

Commentaires sur la traduction

[T1] En remplacement de : « possesseur de poudre ».

 

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20/04/2004 - Revu le : 18/05/04