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(3) Le roi Mathias Ier

 

 

Les funérailles du roi se déroulèrent en grande pompe. Les lampadaires étaient voilés de crêpe noir. Toutes les cloches sonnaient, la musique jouait une marche funèbre. Les canons défilaient, la troupe marchait au pas. Des trains spéciaux amenaient des fleurs des pays chauds. Tout le monde était triste… Les journaux écrivaient que la nation entière pleurait la perte de son roi bien-aimé.

Mathias, accablé de douleur, resta dans ses appartements : bien sûr, il allait devenir roi, mais il avait perdu son père, et maintenant il n’avait plus personne au monde.

Mathias pensa à sa maman, c’était elle qui avait choisi ce nom de Mathias. Quoique sa mère fût reine elle n’était nullement fière, elle jouait avec lui, l’aidait à placer ses cubes, lui racontait des histoires, lui montrait des images dans les livres. Quand à son père, Mathias le voyait plus rarement, car le roi inspectait fréquemment l’armée, ou recevait aussi des monarques de différents pays. Enfin, il participait aux réunions et aux Conseils. Parfois, le roi trouvait un instant libre à consacrer à Mathias, ils jouaient aux quilles ou faisaient ensemble une promenade, le roi à cheval, Mathias sur un poney ; ils allaient ainsi à travers les longues allées du parc royal. Hélas ! Maintenant, qu’arriverait-il ?

Toujours cet ennuyeux précepteur étranger, avec sa mine comme s’il venait à l’instant même d’avaler un verre de vinaigre fort…

Est-il si agréable de devenir roi ? se demandait Mathias. Probablement pas ! S’il y avait eu une guerre, le roi aurait pu se battre ; mais que peut faire un roi en temps de paix ?

Mathias était triste ; seul dans son appartement il y éprouvait un sentiment de profonde mélancolie quand, à travers les grilles du parc, il regardait les enfants des serviteurs évoluant gaiement dans la cour du palais.

Sept garçons jouaient, le plus souvent aux soldats et l’un, toujours le même, paraissant le plus petit, commandait et menait les autres à l’attaque. Il s’appelait Félix (ses compagnons interpellaient par ce nom ce garçon extrêmement joyeux et gai).

A plusieurs reprises Mathias avait eu envie de l’appeler et de converser un peu avec lui à travers la grille, mais il se demandait si cela était permis, si cela était digne. Il ne saurait quoi dire, ni comment entamer la conversation.

Pendant qu’il réfléchissait ainsi, on collait dans toutes les rues de grandes affiches annonçant que Mathias était devenu roi, et qu’il saluait ses sujets. On y lisait aussi qu’il conservait les anciens ministres ; ils aideraient le jeune monarque dans son règne.

Aux vitrines des boutiques, les photos de Mathias abondaient…

Mathias sur un poney… Mathias en marin… Mathias en uniforme militaire… Mathias passant en revue son armée… Dans les cinémas, sur l’écran, on présentait Mathias…

Les journaux illustrés, nationaux et étrangers, étaient remplis d’histoires concernant Mathias…

Il faut avouer la vérité, tous aimaient Mathias.

Les vieux le plaignaient, car un si jeune enfant avait perdu ses parents.

Les jeunes se réjouissaient que ce soit l’un d’eux à qui tous dussent obéissance. Devant lui, même les généraux[T1] devaient rester au « garde-à-vous », et les soldats présenter les armes.

Ce petit roi, sur son gracieux cheval, plaisait aux petites filles, mais il était adoré encore davantage par les orphelins.

Du temps où elle était vivante, la reine envoyait toujours des bonbons aux orphelins. Après sa mort, le roi avait ordonné que les bonbons soient toujours distribués.

Mathias l’ignorait, mais en son nom, depuis longtemps déjà, bonbons et jouets étaient offerts à tous les enfants privés de leurs parents.

Par la suite Mathias comprit que, lorsque dans le budget de l’État un paragraphe est réservé à ces dons, on peut ainsi procurer aux gens beaucoup de bonheur sans le savoir.

Après six mois de règne, un événement se produisit qui assura à Mathias une grande popularité. Cela veut dire que tout le monde parlait de lui, non parce qu’il était roi mais parce qu’il avait fait quelque chose qui plaisait. Je vais donc dire de quoi il s’agit. Par l’intermédiaire de son médecin, Mathias obtint l’autorisation de se promener à pied dans la ville. Il avait longtemps tourmenté son docteur afin que celui-ci le conduisît, au moins une fois par semaine, au jardin où venaient jouer tous les enfants. Je sais que le parc royal est beau, mais tout seul on s’ennuie, même dans le plus beau des jardins.

Le docteur avait promis d’intervenir, et, par intermédiaire du Maréchal de la Cour, il s’était rendu à l’administration du palais afin que le tuteur du jeune roi, au cours du Conseil des ministres, obtienne pour Mathias l’autorisation de faire trois promenades à quinze jours d’intervalle.

Cela peut paraître étrange qu’il faille tant d’autorisations difficiles pour permettre à un roi d’effectuer une promenade aussi ordinaire et insignifiante. J’ajouterai pourtant encore que le Maréchal de la Cour avait acquiescé à cette demande du docteur seulement parce que celui-ci l’avait guéri il y avait peu de temps de coliques provoquées par une indigestion[T2] de poissons avariés.

Depuis longtemps l’administration du palais réclamait de l’argent pour la construction d’une écurie qui pourrait procure quelques agréments au tuteur du roi. Le ministre de l’Intérieur donna son accord, rien que pour contrarier le ministre de Finances. A l’occasion de chaque sortie royale la police recevait 3 000 ducats et le Département de la Santé un baril d’eau de Cologne et 1 000 pièces en or.

Avant chaque promenade du roi Mathias, deux cents ouvriers et cent femmes de ménage nettoyaient le parc de fond en comble, balayaient, peignaient les bancs, aspergeaient les allées d’eau de Cologne ; les feuilles de chaque arbre étaient même époussetées. Les médecins veillaient afin que la propreté régnât partout, que la moindre trace de la poussière disparût, car la malpropreté et la poussière sont nuisibles à la santé. La police veillait à ce que pendant la promenade royale le parc fût débarrassé des voyous, qui jettent des pierres, bousculent les promeneurs, se battent et vocifèrent.

Le roi Mathias s’amusait beaucoup. Habillé comme tous les garçons, personne alors ne reconnaissait le petit roi dans cette tenue simple. Nul n’aurait jamais pensé que le souverain pût se promener dans un jardin public.

Le roi Mathias fit à deux reprises un tour de jardin et demanda à s’asseoir sur un banc de la petite place où jouaient des enfants. Mais il était à peine assis qu’une petite fille s’approcha de lui.

— Participez-vous à la ronde ? demanda-t-elle ; puis elle prit Mathias par la main et ils jouèrent ensemble. Les fillettes chantaient différentes chansons et tournaient en rond. Ensuite, en attendant un autre jeu, la petite fille entama la conversation :

— Avez-vous une petite sœur ?

— Non, je n’en ai pas.

— Que fait votre papa ?

— Mon papa est mort. Il était roi.

— Si mon papa était roi, expliqua la petite fille en riant, il serait obligé de m’acheter une poupée dont la taille atteindrait le plafond. Elle disait cela car elle pensait que Mathias plaisantait. Le roi Mathias apprit que le père de l’enfant était le Capitaine des Sapeurs-Pompiers ; elle s’appelait Irène et elle aimait les pompiers qui lui permettaient de temps à autre d’aller à cheval. Mathias aurait bien aimé rester encore un peu, mais il avait seulement l’autorisation jusqu’à quatre heures vingt minutes et quarante-trois secondes.

Mathias attendit impatiemment la prochaine sortie, mais hélas ! il pleuvait et on craignait pour sa santé.

Lors de la deuxième promenade, il fut l’objet d’une remarque désagréable. Il jouait de nouveau à la ronde avec les fillettes, quand plusieurs garçons s’approchèrent ; l’un d’eux cria :

— Regardez, un gars joue avec des petites filles, et ils se mirent à rire. Le roi Mathias remarqua qu’en effet il était le seul à faire la ronde.

— Viens plutôt jouer avec nous, dit un garçon.

Mathias l’examina avec soin. C’était justement Félix, le même dont Mathias désirait tant faire la connaissance depuis longtemps. À son tour, Félix le regarda attentivement, et puis il cria de toute sa voix :

— Comme il ressemble au roi Mathias !

Mathias devint tout honteux, car tous le fixaient des yeux. Il chercha au plus vite un abri auprès de l’adjudant qui portait un vêtement civil pour ne pas être reconnu[T3]. Mais, voilà que dans sa précipitation ou peut-être seulement à cause de son embarras, il fit une chute et s’écorcha le genou.

À la réunion du Conseil des ministres on décida que dorénavant il serait interdit au roi d’aller dans le jardin. On réaliserait tous les désirs du roi, mais il ne pourrait plus aller jouer dans le jardin public, puisqu’il y rencontrait des enfants impolis qui le taquinaient et se moquaient de lui. Le Conseil des ministres ne pouvait pas permettre qu’on rît du roi, le prestige royal en souffrirait.

Mathias en fut très peiné et, évoquant le souvenir de ses deux amusantes récréations dans le jardin public, il se rappela le désir d’Irène. Elle aurait voulu avoir une poupée qui allât jusqu’au plafond ! Cette pensée ne le laissait plus tranquille. Puisque je suis roi, j’ai le droit de commander, alors qu’en vérité je suis réduit à obéir à tous. J’apprends à lire et à écrire de la même façon que tous les enfants. Je suis obligé de me laver les oreilles, le cou, les dents de la même manière que tous les autres enfants. La table de la multiplication est la même pour les rois et pour les autres. Alors, à quoi bon être roi !

Mathias s’insurgea et pendant l’audience, à haute voix, il exigea du Premier ministre l’achat de la plus grande poupée existant au monde et ordonna de la faire parvenir à Irène.

— Que Votre Majesté veuille tenir compte… commença le Président du Conseil des ministres.

Mathias devina immédiatement ce qui allait suivre. Ce méchant homme parlerait beaucoup, il dirait des choses incompréhensibles et, en fin de compte, le projet de l’achat de la poupée serait écarté. Il se rappela qu’une fois ce même ministre, de la même manière, commençait à expliquer quelque chose à son père ; alors le roi, son père, avait frappé du pied et dit :

— Je l’exige irrévocablement.

Mathias, pensant à son père, frappa du pied de la même façon que lui et dit très haut :

— Monsieur le premier ministre, sachez que je l’exige irrévocablement !

Le Premier ministre, étonné, regarda Mathias, puis nota quelques lignes sur son agenda et murmura :

— Je soumettrai le vœu de Sa Majesté au Conseil des ministres.

De quoi fut-il question au Conseil des ministres ? Personne ne le sut, car l’audience se tenait à huis clos.

L’achat de la poupée fut décidé, et pendant deux jours le ministre du Commerce visita les boutiques et se fit montrer les plus grandes poupées. Nulle part il ne s’en trouvait une de si grande taille. Désemparé, le ministre du Commerce convoqua en Conseil tous les industriels. L’un deux s’engagea à fabriquer dans son usine, en quatre semaines (moyennant une rémunération très élevée), la poupée exigée. Lorsque la poupée fut prête, il l’exposa à la devanture de son magasin avec cet écriteau :

« Le fournisseur de la Cour de Sa Majesté Royale a fabriqué cette poupée pour Irène, fille du Capitaine des Sapeurs-Pompiers. »

Aussitôt, tous les journaux publièrent[T4] la photo des sapeurs-pompiers occupés à éteindre un incendie, la photographie d’Irène et celle de la poupée. Les gens chuchotaient que le roi Mathias se plaisait à regarder les déplacements des sapeurs-pompiers et les incendies.

Quelqu’un écrivit au journal qu’il était prêt à mettre le feu à sa demeure, si l’incendie pouvait procurer quelque plaisir au bien-aimé roi Mathias…

De nombreuses fillettes écrivirent des lettres au roi pour lui faire savoir qu’elles désiraient recevoir des poupées. Le chancelier ne lui communiquait plus ces lettres car le Premier ministre courroucé le lui interdisait sévèrement.

Pendant trois jours, la foule se rassembla devant le magasin pour admirer le cadeau royal[5]. Cependant le quatrième jour, à la suite d’une ordonnance du Préfet de police, la poupée fut retirée de la devanture, afin que les tramways et les autos ne soient plus gênés dans leur parcours.

Longtemps, on se raconta l’histoire de la poupée et de Mathias qui avait fait un si magnifique cadeau à Irène.

 

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Commentaires sur la traduction

[T1] En remplacement de : « devant lui, les généraux même devaient… ».

[T2] En remplacement : « par l’ingestion ».

[T3] En remplacement de : « qui pour n’être pas reconnu portait un vêtement civil », p. 22.

[T4] En remplacement de : « insérèrent »

[T5] En remplacement de : « se tint devant le magasin admirant le cadeau royal », p. 25.

 

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20/04/2004 - Revu le : 17/09/04