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(5) Le roi Mathias Ier

 

 

Écoute, Félix, je suis un très malheureux roi. Depuis que je sais écrire, je signe tous les papiers. Cela veut dire que je gouverne l’État entier : en réalité, j’exécute seulement ce qu’on m’ordonne, et ils me font faire des choses ennuyeuses, et interdisent tout ce qui m’est agréable.

— Qui donc peut interdire et commander quelque chose à Sa Majesté Royale ?

— Les ministres ! répondit Mathias. Du temps de mon père, je faisais ce qu’il m’ordonnait.

—  C’est vrai, tu étais à cette époque Altesse Royale, le successeur au trône, et ton père était Sa Majesté Royale, le roi ! Mais maintenant ?

— À présent, c’est cent fois plus mal. Des ministres, il y en a des tas.

— Militaires ou civils ? demanda Félix.

— Un seul est militaire, le ministre de la Guerre, répondit Mathias.

— Et le reste, sont-ils donc des civils ? continua à s’enquérir Félix.

— Je ne sais pas ce que cela signifie, des civils, répondit Mathias.

— Les civils, ce sont ceux qui ne portent ni uniformes ni sabres, expliqua Félix.

— Bon ! Donc c’est ça des civils, conclut Mathias.

 

Félix fourra dans sa bouche une poignée de framboises, puis il réfléchit profondément. Ensuite, avec une certaine hésitation, il demanda doucement :

— Y a-t-il des cerises dans le jardin royal ?

Mathias fut étonné de cette question, mais comme il avait une profonde confiance en Félix, il lui avoua alors qu’il y avait des cerises et des poires et promit qu’à travers la grille, il lui en remettrait autant qu’il en désirerait.

— Nous ne pourrons pas nous voir souvent, car ils nous découvriraient. Nous ferons semblant de ne pas nous connaître, nous nous écrirons des lettres. Ces lettres, nous les déposerons sur la palissade. À côté de la lettre, pourraient se trouver des cerises. Quand cette correspondance secrète sera déposée, Sa Majesté sifflera et je ramasserai le tout.

— Lorsque tu me répondras, tu siffleras aussi, se réjouit Mathias.

— Pour appeler un Roi, on ne siffle pas ! répliqua Félix. Je peux imiter le cri du coucou, en me tenant à distance.

Bien, acquiesça Mathias. Et quand reviendras-tu ?

Félix réfléchit encore longuement et répondit enfin.

— Je ne peux venir ici sans autorisation. Mon père est sergent, et il a de bons yeux. Il m’interdit même d’approcher de trop près la clôture du jardin royal. À plusieurs reprises, il m’a dit : Félix, je t’avertis, afin qu’aucune mauvaise idée ne te passe par la tête, celle de cueillir des cerises dans le jardin royal, par exemple ; souviens-toi, aussi vrai que je suis ton père, au cas où tu serais surpris, je te dépouillerai de ta propre peau, et tu ne sortirais pas vivant de mes mains !

Mathias perdit contenance.

Cela devenait horrible. Il avait trouvé avec tant de mal un ami, et voici qu’à cause de lui cet ami pouvait être dépouillé de sa peau. Non ! En vérité, le danger était trop grand.

— Eh bien ! Comment vas-tu retourner maintenant à ta maison ? demanda Mathias inquiet.

— Que Sa Majesté Royale s’éloigne et je trouverai une porte de sortie.

Mathias suivit ce conseil et il sortit des broussailles. Il n’était que temps, car le précepteur étranger, inquiet de l’absence du roi, lançait des regards anxieux à travers le jardin royal.

Mathias et Félix agirent suivant leur plan commun, quoique séparés par la grille du jardin.

Mathias soupirait souvent en présence du docteur qui, chaque semaine, le pesait, le mesurait pour savoir comment grandissait le petit roi, et quand il deviendrait enfin adolescent. Le roi se plaignait de sa solitude et même une fois il exprima au Ministre de la Guerre son désir de faire des exercices militaires.

Peut-être Monsieur le Ministre connaît-il un sergent qui pourrait me donner des leçons ?

À la bonne heure, louable est le désir de Votre Majesté d’acquérir l’instruction militaire. Mais pourquoi justement faut-il un sergent ?

— Ce peut être aussi le fils d’un sergent, répondit Mathias réjoui !

Le Ministre de la Guerre fronça les sourcils et nota la demande du roi.

Mathias soupira, il savait déjà quelle serait la réponse.

— Je soumettrai la demande de Votre Majesté à la prochaine séance du Conseil des ministres.

Cela n’aboutirait à rien ! On lui déléguerait certainement un quelconque vieux général.

Mais cela se passa autrement.

À la prochaine réunion des ministres qui suivit, un seul sujet occupa les conversations et les délibérations du Conseil.

Trois États venaient à la fois de déclarer la guerre au roi Mathias.

La Guerre !

Ce n’était pas pour rien que Mathias était l’arrière petit-fils du vaillant « Paul Le Vainqueur », le sang bouillonna en lui.

Ah ! s’il possédait une lentille capable, malgré la distance, d’enflammer la poudre ennemie, et la coiffure rendant invisible !

Mathias attendit jusqu’au soir, il attendit le lendemain jusqu’à midi, et, rien !

Sur la guerre, Félix seul le renseigna. À l’occasion des lettres précédentes, Félix avait lancé seulement à trois reprises le cri du « coucou », mais, cette fois, il le lança au moins une centaine de fois. Mathias comprit que la lettre contenait une nouvelle exceptionnelle. Toutefois, il ne savait pas qu’elle serait si importante. Depuis longtemps déjà, il n’y avait pas eu de guerre, car « Stéphan le Raisonnable » savait vivre de telle façon avec ses voisins que, bien que l’amitié ne fût pas très cordiale, lui-même ne déclarait pas la guerre et personne n’osait l’attaquer.

Cela était clair, ils voulaient profiter de la jeunesse de Mathias ct de son manque d’expérience.

Avec plus d’acharnement encore, Mathias voulait leur démontrer qu’ils s’étaient trompés et que, malgré son âge, le roi serait capable de défendre son pays.

— Trois États ont déclaré la guerre à Sa Majesté Royale ! annonçait la lettre de Félix.

— Mon père a toujours promis de se saouler de joie à la première annonce d’une déclaration de guerre, ajoutait-il. J’attends ! Il faut absolument nous voir…

Et Mathias attendit. Il pensait que le jour même il serait convoqué au Conseil extraordinaire des ministres et que dès maintenant, lui, Mathias, le roi légitime, prendrait le gouvernail de l’État.

Et, en effet, dans la nuit, une certaine réunion du Conseil eut lieu, mais Mathias n’y fut pas appelé.

Le lendemain, le professeur étranger lui donnait des leçons comme d’habitude.

Mathias connaissait l’étiquette de la cour, il savait que le roi ne devait avoir aucun caprice, qu’il ne devait ni s’entêter, ni se mettre en colère, d’autant plus que, dans de pareilles circonstances, il ne voulait en quoi que ce soit porter atteinte à la dignité et à l’honneur royal. Seulement il fronçait les sourcils et son front se plissait ; pendant la leçon en jetant un coup d’œil dans le miroir, une pensée lui vint.

J’ai presque l’air de ressembler au roi « Henri l’Impétueux ».

Mathias attendait l’heure de l’audience.

Lorsque le Maître des Cérémonies annonça que l’audience était remise, Mathias, calme mais très pâle, dit avec fermeté :

— J’exige que le Ministre de la Guerre soit immédiatement convoqué dans la salle du trône.

Ce mot : GUERRE, Mathias l’exprima avec une telle force que le Maître des Cérémonies comprit d’emblée qu’il était au courant de tout.

— Le Ministre de la Guerre est à la séance.

— Alors, moi aussi, je vais à cette séance, répondit le roi.

Et Mathias se dirigea vers la salle de Conseil.

— Que Votre Majesté veuille bien attendre un instant. Que Votre Majesté daigne avoir pitié de moi… Il m’est interdit… Je suis responsable…

Et le vieux se mit à sangloter.

Mathias eut pitié du vieux Maître des Cérémonies qui savait avec tant de précision ce qu’un roi doit ou ne doit pas faire. Il se souvenait que, parfois, durant de longues soirées ils étaient restés ensemble assis devant la cheminée. Il avait été agréable pour le roi d’entendre les récits intéressants du Maître des Cérémonies, sur le Roi son Père, sur sa mère la reine, sur l’étiquette de la cour, les bals à l’étranger, les spectacles de galas du théâtre et les manœuvres militaires auxquelles le Roi avait pris part.

D’autre part, Mathias n’avait pas la conscience tranquille. Écrire des lettres à un fils de sous-officier représentait une faute grave contre l’étiquette. La cueillette clandestine des cerises et des framboises faite pour Félix le tourmentait aussi. À la vérité, le jardin lui appartenait ; pourtant il en arrachait les fruits, non pour lui, mais pour en faire cadeau, mais il faisait cela en cachette et qui sait si de cette façon il n’avait pas entaché l’honneur chevaleresque de ses grands aïeux ?

Enfin, Mathias avait bon cœur et les larmes du vieux l’avaient ému. Peut-être Mathias aurait-il commis une nouvelle inconvenance en laissant voir son émotion, mais il se domina à temps et plissant plus fortement son front il dit fortement :

— J’attends dix minutes !

Le Maître des Cérémonies sortit en courant.

Une grande agitation régnait dans le château royal.

— Comment Mathias a-t-il pu apprendre cela ? cria très irrité le ministre de l’Intérieur.

— Que se propose de faire ce blanc-bec ? vociféra dans son emportement le Président, à tel point que le Ministre de la Justice dut le rappeler à l’ordre.

— Monsieur le Premier Ministre, la loi interdit de parler de cette façon du roi en séance officielle. Dans le privé, vous pouvez dire ce qu’il vous plaira, mais notre délibération est officielle. Pensez donc ce que vous voulez, mais ne le dites pas.

— La délibération était interrompue, dit le Premier Ministre épouvanté en essayant de se défendre.

— Il convenait d’annoncer que vous interrompiez la séance, dit le Ministre de la Justice. Pourquoi ne l’avez-vous pas fait ?

—  J’ai oublié ! Je vous demande pardon.

Le Ministre de la Guerre regarda sa montre…

—  Messieurs, le roi nous a accordé dix minutes. Quatre se sont écoulées, alors ne nous querellons plus. Je suis militaire et je dois exécuter l’ordre du Roi.

Le pauvre Premier Ministre avait raison d’avoir peur ; sur la table se trouvait la feuille de papier sur laquelle était clairement écrit au crayon bleu :

—  Eh bien, que la guerre soit.

Avant cette décision, il était facile de faire le brave, mais maintenant, il lui était difficile de porter la responsabilité d’une guerre pour des mots jetés imprudemment sur le papier. Et que répondrait-il lorsque le roi demanderait pourquoi il avait écrit cette phrase !

Toutes ces histoires avaient, en somme, commencé après la mort du vieux roi, parce que les Ministres ne voulaient pas choisir Mathias pour roi.

Tous les Ministres le savaient, et ils s’en réjouissaient même un peu. Ils n’aimaient pas le Premier Ministre qui donnait trop d’ordres et qui était excessivement fier.

Personne ne voulait prendre de décision, mais chacun pensait :

Comment faire pour que la colère du roi tombe sur un autre que moi, pour lui avoir dissimulé un événement aussi important ?

Il nous reste une minute, dit le Ministre de la Guerre.

Il ferma le bouton de sa veste, mit en ordre ses décorations, releva sa moustache, ramassa le revolver sur la table, et, une minute après, il se tenait au garde à vous devant le roi.

— Eh bien ! Est-ce la guerre ? demanda doucement Mathias.

— Oui, Majesté !

Mathias se sentit soulagé. Je dois ajouter qu’il avait passé lui aussi ces dix minutes dans une terrible inquiétude.

Peut-être Félix lui avait-il annoncé cette nouvelle par pure fantaisie. Cela pouvait être un mensonge ? Peut-être même une plaisanterie.

Le OUI si bref écarta le moindre doute. C’était la guerre et une grande guerre. Ils auraient voulu prendre une décision sans lui. Mais Mathias avait découvert le secret grâce à un moyen connu seulement de lui.

Une heure plus tard, les jeunes vendeurs de journaux criaient à tue-tête :

— Édition spéciale ! Crise ministérielle !

Tout le monde apprenait ainsi que les ministres s’étaient querellés.

 

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07/05/2004 - Revu le : 18/05/04