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(12) Le roi Mathias Ier

 

 

Où est Félix ? Félix n’était plus là…

Le service dans les tranchées ennuyait ce brave Félix. C’était un garçon remuant, il ne pouvait pas rester un instant à la même place, et on lui ordonnait de rester assis dans son abri durant des semaines entières et de ne pas sortir sa caboche[1], car aussitôt on tirait. Et le lieutenant se mettait en colère.

— Veux-tu rentrer ta tête, nigaud ! criait-il. Tu vas recevoir une balle, espèce d’imbécile, et après il faudra te conduire d’un hôpital à l’autre, te faire des pansements : sans toi, on a bien assez de soucis !

La première fois, puis la seconde, il cria seulement ; mais à la troisième imprudence, il lui infligea trois jours de prison avec pour nourriture : pain sec et eau.

Cela s’était passé de cette façon :

Dans les tranchées ennemies, la section avait été relevée. L’ancienne était partie au repos, et la nouvelle l’avait remplacée pendant la nuit. Les tranchées étaient si proches que les uns entendaient ce que les autres disaient. Alors d’un camp à l’autre ils s’étaient mis à s’insulter réciproquement :

— Votre roi est un morveux ! criait-on d’une tranchée ennemie.

— Et le vôtre est un vieillard propre à rien !

— Vous, les vétérans, avec vos chaussures trouées !

— Et vous, crève-la-faim, au lieu de café, on vous donne de la flotte… !

— Viens, essaye !

— Lorsque nous capturons l’un des vôtres, il est aussi affamé qu’un loup !

— Et les vôtres, ils sont en guenilles et n’ont pas à manger !

— Ah ! vous avez bien déguerpi devant nous !

— Nous vous avons battus à plate couture !

— Vous ne saviez même pas tirer : vos balles filaient vers les corneilles[2] !

— Et vous, savez-vous ?

— Bien sûr que nous savons !

Félix s’était mis en colère, il sauta de la tranchée leur tournant le dos, il se baissa, retroussa son manteau et cria :

— Allez-y, tirez !

Quatre coups de feu éclatèrent, mais ne le touchèrent pas…

— Espèce de tirailleurs !

Les soldats rirent, mais le lieutenant se fâcha pour de bon et ordonna de mettre Félix en prison.

Cette prison, c’était un trou creusé profondément sous la terre, garni de planches. Car il faut vous dire que les soldats récupéraient les planches des chaumières détruites, et dans les tranchées ils s’étaient aménagés des cloisons, des planchers, et même des abris pour ne pas être trempés par la pluie et salis par la boue. Félix avait passé seulement deux jours dans cette cage en bois sous terre, parce que le lieutenant lui avait pardonné. Mais ces deux jours étaient trop pour lui.

— Je ne veux plus servir dans l’infanterie, déclara-t-il.

— Où veux-tu aller ?

— Dans l’aviation !

Justement, l’essence manquait dans le royaume de Mathias. Et sans bon carburant les avions éprouvent des difficultés pour transporter de lourds chargements. On avait donc fait passer un ordre pour engager dans l’aviation les soldats les plus légers.

— Vas-y, toi saucisse, disaient les soldats en visant un obèse ventru.

Ayant reçu force conseils, Félix s’engagea. Qui pourrait être plus léger qu’un garçon de douze ans ?

— Le pilote dirigera l’avion et Félix lâchera les bombes.

Mathias s’affligea bien un peu, mais en même temps il se réjouissait de l’absence de Félix.

Félix était l’unique soldat sachant que Mathias était le roi. Il est vrai que Mathias lui-même avait demandé de l’appeler Tom, mais il n’était pas convenable que Félix le traitât en égal. Il ne le traitait même pas en égal, car Mathias étant plus jeune, Félix, souvent, en faisait peu de cas. Félix buvait de la vodka, fumait des cigarettes et lorsque quelqu’un voulait en offrir à Mathias, il disait tout de suite :

— Ne lui en donnez pas, il est trop petit.

Mathias n’aimait guère boire, ni fumer, mais il aurait préféré répondre lui-même « merci », et ne pas laisser Félix parler pour lui. Lorsque les soldats sortaient des tranchées, la nuit, pour faire des reconnaissances, Félix s’arrangeait toujours pour qu’on l’emmène.

— Ne prenez pas Tom, ajoutait-il, de quelle utilité vous serait-il ?

Les reconnaissances étaient dangereuses et difficiles. Il fallait se traîner sur le ventre sans faire de bruit jusqu’aux fils barbelés de l’ennemi, les couper avec des pinces ou dénicher la sentinelle ennemie qui se cachait.

Parfois, il était nécessaire de rester couché sans bouger pendant une heure. Lorsque l’ennemi entendait le moindre bruit, il lançait des fusées et tirait sur ces garçons téméraires. Les soldats ménageaient Mathias qu’ils trouvaient trop jeune et pas assez robuste, et le plus souvent ils emmenaient Félix. Cela faisait de la peine à Mathias.

Maintenant, il restait tout seul, et il rendait de grands services à la section, soit qu’il portât des cartouches aux sentinelles, soit qu’il se glissât à travers les fils barbelés vers les tranchées ennemies ; et à deux reprises. Mathias, déguisé, avait rampé jusqu’à l’ennemi. Une autre fois Mathias habillé en pâtre s’était glissé sous les fils, avait fait deux verstes, s’était assis devant une chaumière démolie et avait fait semblant de pleurer.

— Pourquoi pleures-tu ? avait demandé un soldat.

— Comment ne pas pleurer en voyant notre maison en cendres ; quant à ma mère, où est-elle partie ? Je ne le sais pas !

Mathias fut conduit à l’État-major où, pour le réconforter, on lui donna à boire du café. Cette gentillesse fut assez désagréable à Mathias. Voilà de braves gens qui lui donnaient à manger, lui offraient un vieux cafetan[3] parce qu’il tremblait de froid dans les haillons qu’il portait pour cette expédition afin que l’on ne le reconnaisse pas. Voilà donc de braves types, et lui, Mathias, cherchait à les tromper et venait pour les espionner.

Il pensa que puisqu’il en était ainsi, il ne rapporterait pas de renseignements. On dirait certainement qu’il était un imbécile, qu’il ne comprenait rien. Tant pis, il demanderait seulement qu’on ne l’envoie plus. Il ne voulait plus être un espion. Mais voilà qu’il fut appelé chez l’officier de l’État-major.

— Écoute, petit, comment t’appelles-tu ?

— Je m’appelle Tom.

— Alors, écoute Tom ! Tu peux rester dans l’armée si tu veux jusqu’à ce que ta mère revienne. Tu recevras un costume propre, une gamelle militaire, la soupe et de l’argent. Mais à une condition : tu vas te glisser chez l’ennemi pour voir où se trouve le dépôt de munitions.

— Qu’est-ce que c’est qu’un dépôt de munitions ? dit Mathias comme s’il ne comprenait pas.

Alors, on le conduisit et on lui montra l’emplacement où sont déposés les obus des canons, les grenades, la poudre, les bombes et tous les projectiles.

— Maintenant, tu sais ce que c’est ?

— Oui, je le sais !

— Alors, tu iras, tu regarderas chez eux où se trouve caché tout cela, ensuite tu reviendras ici et tu nous le diras.

— C’est entendu, répondit Mathias.

L’officier ennemi, satisfait de sa facile réussite, offrit à Mathias une tablette de chocolat[4].

C’est ainsi, pensa Mathias avec soulagement ! Si je dois devenir de toute façon un agent de renseignements, je préfère l’être pour les miens.

Ils le renvoyèrent vers les tranchées et le laissèrent par tir sur la route. Pour éviter qu’on ne l’entende marcher ils tirèrent quelques coups de feu, mais en l’air.

Mathias revint très satisfait, croquant le chocolat. Il marcha à quatre pattes, rampa sur le ventre.

Mais tout à coup, boum ! boum ! Les siens se mirent à tirer sur lui ; ils auraient pu le tuer. Ils avaient remarqué qu’une ombre s’approchait à pas de loup ; mais ils ignoraient qui c’était.

— Lancez trois fusées dans cette direction, ordonna le lieutenant.

Puis il prit ses jumelles, regarda, et fut saisi par l’émotion :

— Ne tirez plus, cria-t-il, « Arrache-Chênes » revient.

Sain et sauf, Mathias était de retour et racontait en détail son aventure. Le lieutenant téléphona aussitôt à l’artillerie qui sans tarder, tira sur la poudrière ennemie.

Douze fois, ils la ratèrent, mais à la treizième ils touchèrent juste. Quel fracas ! au point que le ciel était devenu rouge, et il y avait une telle fumée que cela était suffocant.

Dans la tranchée ennemie régnait une confusion invraisemblable.

Le lieutenant souleva Mathias et répéta à trois reprises :

— C’est un garçon audacieux, téméraire, un gaillard !

— Allons, c’est bien.

Mathias fut encore plus aimé. Comme récompense, le détachement reçut un tonneau de vodka. L’ennemi n’ayant plus de munitions, ils purent dormir tranquillement pendant trois jours. Le lieutenant n’interdisait plus de petites sorties hors des tranchées pour se dégourdir l’échine. Les soldats ennemis contraints de rester dans les tranchées étaient furieux parce qu’ils ne pouvaient plus rien faire.

Puis de nouveau, la vie reprit comme d’habitude. Dans la journée, Mathias prenait ses leçons avec le lieutenant ; parfois, il creusait un peu, car la pluie détériorait constamment les tranchées ; et puis, on l’envoyait au poste de garde où il s’entraînait souvent à tirer. Il pensait :

Comme c’est étrange, j’ai désiré fortement inventer la lentille incendiaire pour faire sauter les poudrières ennemies, et mon souhait s’est partiellement réalisé.

Ainsi s’acheva l’automne, l’hiver était arrivé.

La neige tomba.

Ils reçurent des vêtements plus chauds. Tout était blanc et silencieux.

 

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Notes

[1] Expression familière d'origine normannopicarde signifiant : tête, esprit, mémoire [Le Petit Robert].

[2] Oiseau plus petit que le grand corbeau, à queue arrondie et plumage terne. Comme lui, la corneille craille, croasse. l’expression : « bayer aux corneilles » (et non pas bailler) signifie : perdre son temps en regardant en l’air niaisement, ou encore : rêvasser [op. cit.]

[3] Vêtement oriental ample et long. On l’écrit aussi : caftan. [op. cit.].

[4] Le chocolat est longtemps resté en Pologne une goumandise rare et chère. [op. cit.].

 

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13/05/2004 - Revu le : 22/09/04