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(42) Le roi Mathias Ier
[Les commentaires du journaliste]

 

 

Le journaliste écrivit dans la gazette :

« Aucun parlement ne peut faire en sorte que les hommes deviennent des anges ou des magiciens. Chaque jour ne peut pas être Mardi Gras. On ne peut pas aller tous les soirs au cirque[T1]. II faut qu’il y ait des garçons et des filles, des petits enfants et des grands. »

C’était écrit avec circonspection pour ne pas contrarier les députés. Certains termes ne figuraient pas ; comme « raconter des balivernes », « cela est insensé », ou « il faut tirer les oreilles[T2] ». Le journal écrivait seulement ce qu’on peut et ce qu’on ne peut pas faire.

« Davantage de poches ? C’est possible[T3]. On dira[T4] aux tailleurs de mettre quelques poches de plus. »

Et[T5] ainsi de suite…

Klu-Klu, après la lecture du journal, était révoltée.

— Mon cher Mathias, permets-moi d’assister à la séance. Je leur parlerai certainement. Pourquoi n’y a-t-il pas de filles dans votre parlement ?

— Il y en a, mais elles ne disent rien.

— Je parlerai pour toutes. Quelle idée ! « Dans une certaine cour, se trouve une fille insupportable ! » Aussitôt on estime qu’il ne doit plus exister de filles. Et combien de garçons insupportables ? Alors, ils doivent disparaître eux aussi.

« Je ne comprends pas comment les hommes blancs qui ont inventé tant de belles choses peuvent être encore à ce point sauvages et stupides ! »

Klu-Klu accompagna Mathias en voiture. Son cœur battait fort, non parce qu’elle avait peur, mais elle retraçait dans sa tête tout ce qu’elle allait dire.

Tout le monde regardait Klu-Klu. Elle était assise dans la loge royale, à côté de Mathias, comme s’il n’y avait rien de particulier.

Félix ouvrit la session, sonna et dit :

— La séance est ouverte. Ordre du jour :

« À propos de la nécessité pour chaque enfant d’avoir une montre. Article premier.

« Il ne faut plus qu’on embrasse les enfants. Article deux.

« Que les enfants aient d’avantage de poches. Article trois.

« Qu’il n’y ait plus de filles. Article quatre. »

Au sujet des montres quinze orateurs s’étaient inscrits pour prendre la parole.

Un député dit que les enfants avaient besoin de montres car ils doivent arriver à l’école à l’heure ; il est interdit d’être en retard. Les adultes peuvent plus facilement se passer de montres : ils savent mieux que les enfants compter de mémoire.

— Si la montre du père et de la mère retarde, pourquoi dois-je en souffrir ? dit un deuxième député.

— Quand j’aurai ma montre, je veillerai à ce qu’elle marche bien.

— Une montre nous est nécessaire, non seulement pour l’école, dit un troisième député, mais encore à la maison. Si nous arrivons en retard le midi ou le soir, « Ils » nous rudoient. Sommes-nous coupables ? Nous ne savons pas l’heure qu’il est si nous n’avons pas de montres.

— Pour le jeu aussi, on a besoin d’une montre, dit un quatrième député. Quand nous faisons une course ou une épreuve de force, par exemple, si c’est à celui qui restera le plus longtemps debout sur une jambe, sans montre, il n’est pas commode de le savoir.

— Quand on loue un bateau pour une heure, on se fait avoir[T6]. Quand « ils » disent que l’heure s’est déjà écoulée c’est un mensonge mais nous sommes obligés de payer pour l’heure entière.

Félix de nouveau sonna.

— Nous abordons le vote. Il me semble que la résolution passera à l’unanimité ; les montres sont nécessaires aux enfants.

Il se trouvait pourtant neuf députés qui ne voulaient pas de montres. Aussitôt, le journaliste se précipita vers eux et leur demanda pourquoi ils n’en voulaient pas.

— Nous ne saurons que bricoler avec et nous les abîmerons. Car une fois achetées, on risque de les perdre. Lorsque nous marcherons sur les mains elles tomberont de la poche et se casseront. Tous les adultes n’en possèdent pas, ils seront jaloux et se vengeront. Elles ne sont pas indispensables. Papa prendra la mienne, il la vendra et dépensera l’argent au cabaret[T7].

Félix agita de nouveau sa sonnette.

La résolution fut acceptée à la majorité des voix contre neuf.

À l’unanimité passa la résolution suivante : les enfants ne veulent pas que n’importe qui ait le droit de les embrasser, ils n’aiment pas les caresses et ne veulent pas qu’on les mette sur les genoux, qu’on les tapote, qu’on les cajole. Une exception est faite pour les parents, mais pour les tantes, non !… On dut élire une commission qui devait rédiger le décret avec précision. Encore une fois, il fallut voter.

À l’article trois de l’ordre du jour, il fut décidé que les filles devaient avoir deux poches et les garçons six.

Klu-Klu était indignée. Pourquoi les filles devaient-elles avoir quatre poches de moins que les garçons ? Mais elle ne dit rien et attendit la suite.

Félix sonna : l’affaire des filles.

Cela commença.

On dénonça les filles pleurnicheuses, les filles raconteuses, les filles bavardes, les plaintives, les simulatrices ; les filles délicates, les maladroites, les fières, celles qui s’offensent, celles qui ont des secrets, qui griffent.

Les pauvres filles députées restaient assises et avaient les larmes aux yeux[T8]. Soudain, de la loge royale, la voix de Klu-Klu retentit.

— Je demande la parole !

Le calme revint.

— Dans mon pays d’Afrique, garçons et filles sont pareillement adroits, ils courent aussi vite, grimpent aux arbres et font des culbutes.

« Chez vous, je ne sais pas ce qui se passe. Les garçons se querellent tout le temps avec les filles, dérangeant leurs jeux et refusant de jouer avec elles. Je regarde et je vois ceci : certes, tous les garçons ne sont pas des rustres, mais il y a beaucoup plus de garçons de cette sorte que de filles mal élevées. »

— Oh ! Oh ! clamaient des voix.

Félix sonna pour qu’on n’interrompe pas.

— Les garçons sont grossiers, ils se battent, ils ont les mains sales, ne se lavent pas les oreilles, ils abîment leurs vêtements ; ils sont tricheurs et menteurs.

— Oh ! Oh ! dirent des voix dans l’assistance.

Nouveau coup de sonnette de Félix.

— …Les garçons arrachent les pages des cahiers et détériorent les livres. Ils ne veulent pas apprendre, font du vacarme, brisent les carreaux. Ils profitent de ce que les filles sont plus faibles en Europe, car elles portent des robes et ont des cheveux longs…

— …Qu’elles se fassent couper les cheveux !

— …Qu’elles mettent des pantalons !…

Félix sonna.

— …Les filles sont plus faibles, alors les garçons en profitent, et après ils jouent les innocents.

Tout à coup, l’orage éclata. Les uns frappaient du pied, d’autres sifflaient entre leurs doigts. L’un cria plus fort que les autres :

— Regardez-la, elle va nous apprendre…

— …À la cage, avec les singes !

— La fiancée royale !

— L’épouse de Mathias.

— Mathias, Mathias Burek (petit chat). Va derrière le fourneau ronronner.

— Canari, assieds-toi sur le perchoir et siffle !

En particulier, un garçon vociférait à tue-tête. Rouge comme une betterave, il sauta sur un fauteuil de député en hurlant. Félix le connaissait. C’était un voyou de la pire espèce, Antoine, le pickpocket.

— Antoine, Par Dieu[T9], cria Félix, je vais te casser la figure[T10] !

— Essaie. Regardez le Ministre, Baron de la Fumée, Félix Pomme de Terre. Te rappelles-tu quand tu volais des pommes dans les paniers des marchandes des quatre-saisons, Baron Baran[T11] ?

Félix lança vers Antoine un encrier et la sonnette.

Les députés s’étaient divisés en trois groupes. Les uns s’enfuyaient à perdre haleine, quittant la salle des séances, et les deux groupes restants commencèrent à se battre.

Pâle comme la mort, Mathias regardait tout cela.

Le journaliste notait tout cela.

— Monsieur le Baron de la Fumée, que Monsieur se calme ! Rien de grave ne s’est passé. Voilà les partis qui se cristallisent, dit-il à Félix.

Félix se calma effectivement, car les députés l’avaient complètement oublié et s’étaient battus entre eux.

L’envie tourmentait Klu-Klu de glisser le long de la corniche de la loge royale, de gagner ainsi la salle et d’attraper un fauteuil de député pour montrer à ces audacieux comment les filles africaines savent se battre. Klu-Klu savait qu’elle était la cause de tout cela. Elle avait pitié de Mathias à qui elle avait créé tant d’ennuis. Mais elle ne le regrettait pas. Tant pis, qu’ils sachent, ces députés, ce qu’elle pensait ! Ils lui avaient dit qu’elle était noire ! Elle le savait. « À la cage ! Avec les singes ! » Eh bien, elle y était déjà allée, mais qu’un seul parmi eux essaye ! Fiancée de Mathias ? Rien de tel. Si Mathias voulait l’épouser seulement…

Dommage que la stupide étiquette européenne ne permît pas qu’elle prît part au combat.

Comment se battent-ils ? Et ce sont des garçons. Maladroits ! Des propres à rien, des nigauds. Ils se battent depuis dix minutes déjà, et personne n’est victorieux. Ils s’élancent, font un bond en arrière comme les coqs, et la moitié des coups se perdent dans l’air.

Félix avait lancé sottement l’encrier et la sonnette.

Si Klu-Klu avait envoyé à Antoine un seul de ces objets, il ne serait pas encore là, debout sur la table comme un triomphateur ! Aussi, elle n’y résista plus. Elle sauta ; d’une main elle saisit la rampe, ensuite la petite palissade en fer, se tenant à peine debout sur la corniche ; elle rebondit, atténuant la violence de la chute, puis, attrapant l’applique électrique, sauta par-dessus la table des journalistes étrangers, repoussa comme des mouches agaçantes cinq agresseurs d’Antoine.

— Tu veux te battre ?

Antoine leva la main pour frapper, mais il le regretta ; il ne reçut pas quatre coups, mais à vrai dire un seul, puisque Klu-Klu frappa à la fois avec sa tête, avec le pied et avec ses mains. Antoine était à terre, allongé avec le nez fracassé, le cou raide, une main inerte et trois dents cassées.

« Ces Blancs sont dignes de pitié, comme ils ont les dents fragiles ! » pensa Klu-Klu.

Elle bondit vers la table du ministre, trempa son mouchoir dans un verre d’eau et l’appliqua en compresse sur le nez d’Antoine.

— N’aie pas peur ! dit-elle, pour le rassurer. La main n’est pas cassée. Chez nous, après s’être battu ainsi, on reste couché un jour. Vous, vous êtes plus délicats, donc dans une semaine seulement tu seras rétabli. Quant à tes dents, je te demande pardon. Oh ! Nos enfants sont beaucoup plus forts que les Blancs.


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Commentaires sur la traduction

[T1] En remplacement de : « Chaque jour ne peut être Mardi Gras. On ne peut aller chaque soir au cirque ».

[T2] En remplacement de : « il faut frotter les oreilles »

[T3] En remplacement de : « Cela se peut ».

[T4] En remplacement de : « On donnera l’ordre ».

[T5]En remplacement de : « Ainsi de suite… ».

[T6] En remplacement : « Quand nous louons un bateau pour une heure, on nous trompe. “Ils“ disent que déjà une heure s’est écoulée, c’est un mensonge, mais nous sommes obligés de payer pour une heure. »

[T7] On pourrait dire aussi : « au bistrot ».

[T8] En remplacement de : « des larmes dans les yeux ».

[T9] En remplacement de : « comme j'aime le Bon Dieu ».

[T10] En remplacement de : « je te casserai toutes tes dents ».

[T11] « Baran » signifie « mouton » en polonais : jeu de mots sans équivalent en français, laissé tel quel par le traducteur avec une annotation.

 

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01/09/2004 - Revu le : 7/09/09