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(11) Le roi Mathias Ier

 

 

Mathias comprit pourquoi au Conseil des ministres, il avait été question de bottes, d’avoine pour les chevaux et de biscuits.

S’ils n’avaient pas eu de biscottes dans les havresacs. ils seraient morts de faim, car durant trois jours ils avaient dû croquer des biscottes pour toute nourriture. Ils dormaient à tour de rôle seulement quelques heures par jour. Leurs pieds étaient tellement meurtris que le sang suintait dans leurs bottes.

Dans un silence total, comme des ombres, ils fuyaient à travers la forêt ; le lieutenant regardait sans cesse la carte à la recherche d’un ravin ou d’un fourré afin de s’y cacher.

Fréquemment, des cavaliers ennemis faisaient leur apparition pour voir et signaler l’endroit où la troupe se repliait afin de renseigner les poursuivants.

Si vous aviez pu voir Mathias alors ! En quelques jours, il était devenu sec comme un bout de bois ; il était voûté et rapetissait encore. De nombreux soldats avaient jeté leurs fusils, mais Mathias garda toujours son arme dans ses mains engourdies.

Comment peut-on en quelques jours endurer tant de souffrances !

Ah ! Papa ! Papa ! pensait Mathias, comme c’est dur d’être roi, et de faire la guerre !…
Il est facile de dire : non je n’ai pas peur, je vous vaincrai comme mon magnanime arrière-grand-père. Il est facile de bavarder, mais agir, que c’est difficile ! Oh ! comme j’étais autrefois un enfant irréfléchi ! Je pensais seulement à mon départ de la capitale sur mon cheval blanc, et au peuple répandant des fleurs sur mon parcours. Je ne pensais point au nombre d’hommes qui devaient périr.

Des hommes tombaient sous les balles, et peut-être Mathias ne dut-il son salut qu’à sa petite taille.

Ah ! Qu’ils furent contents, lorsqu’enfin ils retrouvèrent le gros de l’armée. Non seulement l’armée, mais encore des tranchées déjà creusées et prêtes.

S’ils allaient se moquer de nous ? pensa Mathias.

Mais rapidement il s’était convaincu que même à la guerre il existe des régles.

Ils dormirent, mangèrent dans une tranchée, et ensuite ils reçurent l’ordre d’aller au repos, à l’arrière.

De nouveaux soldats occupèrent les tranchées… et tirèrent…

Eux, après avoir marché encore cinq verstes[1] vers l’arrière, furent cantonnés dans une petite ville.

Là, le colonel des sapeurs était venu à leur rencontre. Il ne se mit pas en colère cette fois.

— Alors, mes gaillards, dit-il seulement, vous comprenez maintenant pourquoi les tranchées sont nécessaires ?

Oui ! Maintenant, ils avaient bien compris.

Ensuite, on sépara les soldats qui avaient abandonné leur fusil de ceux qui l’avaient gardé, et le Général leur adressa ces mots :

— Honneur à ceux qui ont conservé leurs armes ! On reconnaît les vrais héros, non pas tellement dans la victoire mais dans la défaite.

— Regardez, ici se trouvent deux mioches, s’écria le Colonel des sapeurs. Vive les vaillants frères ! Le Briseur de montagnes et l’Arrache chênes !

À partir de ce moment, Félix devint « Briseur-de-Montagnes » et Mathias « Arrache-Chênes », et on ne les nomma plus autrement.

— Eh ! Brise-Montagnes, apporte l’eau !

— Toi ! Arrache-Chênes, ajoute du bois au feu !

La section s’éprit de ces petits garçons.

Au repos, ils apprirent que le ministre de la Guerre s’était brouillé avec le Commandant en Chef, et que le roi Mathias les avait réconciliés !

Mathias ne savait rien de la poupée qui le remplaçait dans la capitale : il s’étonnait beaucoup de voir que tous parlaient de lui comme s’il était resté chez lui. Mathias. encore trop jeune roi ignorait la « Diplomatie ». cette façon de faire, assez mensongère, afin d’induire l’adversaire en erreur (et à son insu lui faire accepter la volonté du plus rusé).

Une fois bien reposés et restaurés, ils retournèrent dans les tranchées. Ainsi débuta ce qu’on appelle la guerre de position. Cela veut dire que l’ennemi et eux-mêmes échangeaient des coups de feu : les balles voltigeaient au dessus des têtes car les soldats restaient assis dans le fond de la tranchée.

Seulement de temps à autre, lorsqu’ils commençaient à s’ennuyer, ils partaient à l’assaut, tantôt les uns. tantôt les autres ; alors, alternativement, les uns ou les autres, ils avançaient ou reculaient de quelques verstes.

Dans les tranchées, les soldats se promenaient, s’amusaient, chantaient, jouaient aux cartes. Quant à Mathias. il étudiait avec assiduité.

Un lieutenant qui s’ennuyait lui donnait des leçons. Une fois la sentinelle placée le matin en surveillance pour épier une attaque de l’ennemi, après avoir téléphoné a l’État-major que tout allait bien, le lieutenant n’avait plus rien à faire de la journée.

Alors, volontiers, il accepta d’enseigner au petit « Arrache-Chênes » des connaissances générales. Ces leçons étaient très agréables. Mathias assis dans la tranchée apprenait la géographie. Les alouettes chantaient : quelquefois, un coup de feu retentissait. Autrement, tout était calme et amusant.

Et tout à coup, on aurait dit un hurlement de chien.

Cela recommence.

C’était le petit canon de campagne…

— Bah ! Bah ! aboyait un gros canon.

Et ça recommençait. Les fusils coassaient comme les grenouilles : ici, ça sifflait, ici, ça résonnait : un coup après l’autre : Boum ! Boum ! Bahm !

Cela durait peut-être une demi-heure, une heure. Parfois un boulet de canon tombait dans la tranchée et y explosait ; il tuait quelques soldats, en blessait quelques autres. Mais ils finissaient par s’y habituer et n’en faisaient point cas.

— Quel dommage ! C’était un si bon gars !

— Repos éternel ! disaient-ils.

Ils se signaient l’un après l’autre.

Le docteur pansait les blessés, et la nuit il les expédiait vers l’hôpital de campagne.

Oui, hélas ! C’est ça la guerre !

Mathias non plus ne fut pas épargné, et il trouva vexant d’aller à l’hôpital pour une toute petite blessure : l’os même pas touché. Mais le docteur s’entêta et l’expédia.

Mathias reposa alors dans un lit pour la première fois depuis quatre mois. Oh ! Quel bonheur ! Une paillasse, un oreiller, des couvertures, des draps blancs, un essuie-mains en toile, une petite table blanche près du lit, un gobelet, une assiette, une cuillère semblable un peu à celles qui lui servaient au palais.

La plaie se cicatrisa rapidement, les sœurs infirmières[2] et les médecins furent très gentils. Mathias se serait senti même très bien s’il ne s’était trouvé par hasard dans une situation très dangereuse.

— Regardez, comme il ressemble au roi Mathias, dit un jour la femme du Colonel.

— C’est vrai ! À moi aussi, son visage me paraissait familier, mais je ne pouvais pas me rappeler…

On voulait le photographier pour le journal.

— Pour rien au monde, ripostait Mathias.

On lui expliquait, sans succès, que le roi Mathias lui enverrait peut-être une décoration lorsqu’il regarderait les illustrations et apercevrait ce petit soldat.

À ton père, petit sot, tu enverras ta photo et il s’en réjouira !

Non et non !

Mathias en avait assez de ces histoires de photos. Il trouvait cette plaisanterie inquiétante. Si on le reconnaissait, il devinait la suite des événements !

— Laissez-le tranquille, puisqu’il ne veut pas ! Peut-être, au fond, a-t-il raison ? Car le roi Mathias pourrait se sentir offensé, et cela lui paraîtrait déplacé de se promener en auto à travers sa capitale pendant que des gamins de son âge deviennent des invalides de guerre.

— Tonnerre de Brest ! Qui ça peut-il être ce Mathias dont tout le monde parle tout le temps ? se demanda Arrache-Chênes.

Mathias disait « Tonnerre de Brest », car depuis longtemps déjà, il avait oublié l’étiquette de la cour, et apprit l’argot « soldatesque ».

Il est heureux que je me sois enfui, et que je sois sur le front, persistait à penser le roi Mathias.

On ne voulait pas laisser sortir Mathias de l’hôpital, on le supplia même d’y rester. « Il y serait utile, il distribuerait le thé aux blessés, il aiderait à la cuisine. »

Mathias s’indigna.

— Non, non, pour rien au monde !

Que dans la capitale le faux Mathias continue à distribuer des cadeaux dans les hôpitaux, et qu’il assiste aux enterrements des officiers ! Mais lui, se disait-il, le vrai Mathias, il retournerait dans les tranchées et rien ne le ferait changer d’avis.

Et, il y retourna…

 

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Notes

[1] Ancienne mesure intinéraire utilisée en Russie mesurant 1067 mètres [Le Petit Robert].

[2] On appellait familèrement « sœurs » les religieuses catholiques vivant ensemble au couvent (on disait aussi de ces femmes qu'elles avaient pris le voile !). Ces infirmières étaient donc des religieuses, ce qui était le cas le plus courant, en Pologne comme ailleurs à l’époque.

 

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13/05/2004 - Revu le : 24/07/04