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(6) Le roi Mathias Ier

 

 

Dans cette crise ministérielle, le premier ministre jouait l’offensé et ne voulait plus rester Président du Conseil.

Le ministre des Communications disait qu’il ne pouvait pas transporter les troupes, n’ayant pas assez de locomotives. Le ministre de l’Éducation Nationale prévoyait que les instituteurs iraient certainement à la guerre ; alors dans les écoles, on casserait davantage de carreaux, on abîmerait aussi les bancs. En conséquence, il renonçait à sa fonction.

Le Conseil extraordinaire fut convoqué pour quatre heures.

Le roi Mathias profitant de la confusion s’évada dans le jardin, il siffla de toutes ses forces, une fois, deux fois, mais Félix ne se montrait pas.

À qui demander conseil dans un moment si important ?

Mathias sentait que pesait sur lui une grande responsabilité, mais il ne voyait pas d’issue. Que faire ?

Alors le roi se mit à pleurer ; soudain il se rappela qu’on doit faire précéder chaque acte important par une prière[1]. Il s’enfonça plus profondément dans le jardin jusqu’à ce que personne ne puisse le voir, et il pria Dieu avec ferveur.

Cher Bon Dieu, pria Mathias, je suis encore un petit garçon et sans ton aide je ne peux rien faire.
Par Ta volonté, j’ai obtenu le trône, aide-moi maintenant, car je suis dans une situation très difficile.

Mathias pria longtemps, pour que Dieu vienne à son secours ; des larmes chaudes coulaient le long de ses joues. Devant Dieu, le roi lui-même n’a pas besoin d’avoir honte de ses larmes. Mathias pria encore, et pleura de nouveau, enfin il s’endormit adossé au tronc d’un bouleau abattu.

Il rêva, il eut alors la vision de son père assis sur le trône et devant lui, au garde à vous, tous les ministres. Soudain, la grande horloge de la salle du trône (remontée pour la dernière fois il y a quatre cents ans) sonnait comme une cloche d’église. Le maître des cérémonies entrait dans la salle et derrière lui vingt laquais portaient un cercueil en or. Alors, le père-Roi descendit du trône et se coucha dans le cercueil, le maître des cérémonies ôta la couronne de la tête du père et la posa sur la tête de Mathias qui voulait prendre place sur le trône mais il regarda : de nouveau le père y était assis, déjà sans couronne et tout à fait différent, comme une ombre.

Le père lui dit :

— Mathias ! Le maître des cérémonies t’a offert ma couronne et je te donne mon esprit.

« L’ombre » du Roi prit entre ses mains la tête de Mathias dont le cœur battait fortement, Qu’allait-il se passer ?

Quelqu’un secoua Mathias et il se réveilla…

— Majesté ! Quatre heures vont sonner !

Mathias se leva de l’herbe sur laquelle il était couché un instant auparavant. Il se sentait plus leste que lorsqu’il se levait de son lit.

Mathias ne se doutait pas que plus, tard il passerait ainsi plus d’une nuit sur l’herbe, à la belle étoile, et que pour longtemps il dirait adieu à son lit royal.

Alors, quelques minutes plus tard, comme cela lui était apparu dans son rêve, le maître des cérémonies tendit la couronne à Mathias. Exactement à quatre heures, dans la salle du Conseil, le roi Mathias agita la sonnette et annonça :

— Messieurs, nous commençons les délibérations,

— Je demande la parole ! Proclama le Premier ministre.

Il entama un long discours pour expliquer qu’il ne pouvait rester plus longtemps à son poste, qu’il lui était pour tant pénible de laisser le Roi travailler seul dans un instant si difficile, mais qu’il était obligé de partir, étant malade.

La même chose fut répétée par quatre autres ministres. Mathias ne s’effraya pas et dit seulement :

— Tout cela est bel et bon, Messieurs, mais nous sommes en guerre, il ne peut être question ni de maladie, ni de fatigue. Vous, Monsieur le Président du Conseil des ministres ! Vous connaissez toutes les affaires, alors je vous ordonne de rester. Quand j’aurai gagné la guerre, nous en reparlerons.

— Pourtant dans les journaux, on a déjà publié que je cédais la place !

— Ils écriront, maintenant, que vous restez sur ma demande.

— Le roi Mathias voulait dire « sur mon ordre », mais évidemment l’intelligence paternelle lui conseilla dans une circonstance si importante de remplacer le mot « ordre » par « demande ».

— Messieurs, nous devons défendre la Patrie. Nous devons défendre notre Honneur !

— Votre Majesté va donc se battre avec trois États, demanda le ministre de la Guerre.

— Que voulez-vous Monsieur le Ministre ? Que je demande la paix ? Moi, le Roi ! Ne suis-je pas le petit-fils de « Paul Le Vainqueur » ?

Ce discours plut aux ministres. Le Président était content que le roi le priât de rester. Pour la forme, il résista encore un peu mais il finit par accepter et il retira sa démission.

Le Conseil dura longtemps. Lorsqu’il fut terminé, les cris des jeunes vendeurs de journaux retentirent dans les rues :

Éditions extra-ordinaires ! Le conflit ministériel évité !…

Cela signifiait que les ministres s’étaient mis d’accord. Mathias était un peu surpris qu’au cours des délibérations aucune allusion n’avait été faite au discours, que lui, Mathias, devait prononcer devant le peuple, ni au cérémonial ou, assis sur un cheval blanc, il précéderait sa vaillante armée.

Les ministres parlaient de chemins de fer, d’argent, de biscottes, de bottes pour l’armée, de foin, d’avoine, de bœufs et de porcs, comme s’il ne s’agissait absolument pas de guerre, mais de tout autre chose.

Mathias avait entendu raconter beaucoup d’histoires au sujet des anciennes batailles, mais il ne savait rien de la guerre moderne. Il allait en faire l’expérience maintenant. Et bientôt, il comprendrait a quoi serviraient ces biscottes, ces chaussures et ce qu’elles ont de commun avec la guerre.

L’inquiétude de Mathias augmenta lorsque le lendemain, à l’heure habituelle, apparut son précepteur étranger pour lui donner sa leçon.

Ils étaient à peine à la moitié de la leçon que Mathias fut convoqué dans la salle du trône.

— Les Ambassadeurs des États qui nous ont déclaré la guerre vont partir, lui annonça-t-on.

— Où s’en vont-ils ?

— Chez eux.

Cela paraissait étrange à Mathias qu’ils aient la liberté de partir tranquillement, mais il préférait ce départ au fait de les voir empalés ou soumis à des tortures.

— Et dans quel but sont-ils venus ?

— Pour faire leurs adieux à Votre Majesté.

— Dois-je me sentir offensé ? demanda le roi à voix basse, afin que les laquais n’entendissent pas, car ils auraient perdu le respect qu’ils lui devaient.

— Non ! Votre Majesté prendra congé d’eux courtoisement. Du reste, ils en feront autant eux-mêmes.

Les envoyés extraordinaires ne portaient pas de menottes et ils n’avaient pas de chaînes autour de leurs pieds ni de leurs mains.

— Nous sommes venus pour faire nos adieux à Votre Majesté. Et nous déplorons vivement qu’une guerre doive avoir lieu entre nos États

— Nous avons tout fait pour l’éviter. Hélas ! nous n’avons pas réussi.

— Nous sommes obligés de rendre à Votre Majesté les décorations qu’elle nous a décernées, car il ne nous est pas possible de porter les ordres d’un État avec lequel nos gouvernements sont en guerre.

Le maître des cérémonies se fit remettre les décora lions.

—Nous remercions Votre Majesté pour l’hospitalité reçue dans sa belle capitale : nous en emporterons le meilleur souvenir… Et nous ne doutons pas que le petit conflit ne s’achève rapidement : alors nous retrouverons l’ancienne et cordiale amitié entre nos gouvernements.

Mathias se leva et répondit d’une voix calme :

—— Dites à vos gouvernements que je suis sincèrement satisfait que la guerre soit déclarée. Je m’efforcerai de vaincre si possible promptement. Nos conditions de paix seront modérées. Mes aïeux agissaient ainsi !

Un des ministres plénipotentiaires sourit discrètement et tous firent la révérence.

Le maître des cérémonies frappa trois lois avec une canne en argent contre le plancher et dit :

— Audience terminée.

Le discours du roi Mathias, reproduit par tous les journaux, souleva l’enthousiasme général. Devant le palais royal une énorme foule s’était rassemblée. Les vivats se répercutaient sans fin. Trois jours s’écoulèrent…

Le roi attendait vainement le moment où il serait enfin convoqué. Car en temps de guerre les rois n’ont pas à apprendre la grammaire, à écrire des dictées, ni à résoudre des problèmes d’arithmétique.

Très affligé, Mathias marchait dans le jardin, lorsqu’il entendit le signal convenu du « coucou ».

Un instant plus tard, il tenait dans sa main une précieuse lettre de Félix.

 

« Je pars pour le front ! Le père s’est saoulé conformément à sa promesse, mais au lieu de se coucher il a commencé à préparer tout pour la route. Il n’a pas trouvé de bidon, ni de canif, ni de ceinture à cartouches. Il pensait que c’était moi qui les avais pris et il m’a infligé une sévère correction. Aujourd’hui ou peut-être demain dans la nuit, je m’évaderai de la maison. J’ai été à la gare de chemin de fer. Les soldats ont promis de me prendre avec eux. Si Votre Majesté veut me donner quelques recommandations, j’attendrai à sept heures ! Pour la route, il me serait utile d’avoir : saucisson (sec de préférence), une bouteille de vodka et un peu de tabac. »

 

N’est-il pas un peu honteux de voir un roi s’échapper secrètement du palais comme un voleur. Encore plus piteux lorsque cette absence est précédée d’une expédition dans la salle à manger d’où vont disparaître une bouteille de cognac, une boîte de caviar et une grande tranche de saumon.

La guerre, pensait Mathias, pourtant à la guerre il est permis de tuer.

Mathias était très préoccupé, mais Félix rayonnait.

Le cognac était encore meilleur que la vodka. C’était une chose sans importance qu’il n’eût pas trouvé de tabac. Félix sécha des feuilles de plantes pour fumer, ensuite il recevrait sa ration militaire normale.

— Tout va bien, disait Félix, dommage seulement que le Chef suprême soit un nigaud…

— Comment un nigaud ? Qui est-ce ?

Le sang monta à la tête de Mathias. Les ministres encore une fois l’avaient trompé, il apprit que les armées étaient déjà en route depuis une semaine, qu’il s’était déroulé deux batailles, peu glorieuses, qu’à la tête de l’armée se trouvait un vieux général qui, d’après le dire du père de Félix (il est vrai un peu saoul), était un imbécile !

Il faudrait que Mathias se rendît peut-être une fois à l’année, dans un endroit où aucun péril ne le menacerait.

Puis, tandis qu’il continuerait à s’instruire, la nation devrait continuer à le défendre.

Lorsqu’on ramènerait des blessés dans la capitale. Mathias leur rendrait visite à l’hôpital, et si le général était tué, Mathias assisterait à ses funérailles.

Comment cela ! Il n’est pas possible que je ne défende pas la nation, et que ce soit-elle qui me défende, pensa-t-il.

Que dirait-on de l’honneur royal ? Que penserait de lui Irène ? Le roi Mathias est-il seulement roi pour apprendre la grammaire et pour offrir aux petites filles des poupées qui atteignent le plafond ?

Non ! Si les ministres ont cette idée, c’est qu’ils ne connaissent pas Mathias.

Félix était en train d’avaler la cinquième poignée de framboises, lorsque Mathias lui secoua l’épaule :

— Félix, dit-il.

— À vos ordres. Majesté !

— Veux-tu devenir mon ami ?

— À vos ordres, Majesté !

— Félix, ce que je vais te dire maintenant est un secret. Surtout ne me trahis pas ! Rappelle-toi cette prière.

— À vos ordres. Majesté !

— Cette nuit, je vais m’enfuir avec toi pour aller au front.

— À vos ordres, Majesté !

— Embrasse-moi !

— À vos ordres. Majesté !

— Et dis-moi tu !

— À vos ordres, Majesté !

— À présent, je ne suis plus roi, je suis… attends, comment pourrais-je m’appeler ? Je suis… Tom Pouce ! Je te dirai Félix, et toi tu m’appelleras Tom.

— À vos ordres, dit Félix, avalant rapidement un morceau de saumon fumé.

Il fut décidé que la nuit suivante, à deux heures, Mathias serait près de la grille.

— Écoute, Tom ! Si nous devons être deux, il faudra plus de provisions.

— Bien, répondit Mathias un peu à contrecœur, car il lui semblait que dans un moment aussi dramatique il ne convenait pas de penser à son estomac.

Le précepteur étranger fit une grimace lorsqu’il aperçut sur la joue de Mathias une trace de framboise, souvenir du baiser de Félix, mais comme la confusion régnait dans le palais, il n’insista pas.

On découvrit alors, chose inouïe, que quelqu’un avait volé dans le buffet royal une bouteille de cognac, entamée la veille, un excellent saucisson et la moitié d’un saumon fumé. C’étaient des mets délicats, que le précepteur étranger se réservait lorsqu’il avait accepté le poste de professeur du prétendant au trône, au temps du vieux Roi. Et voilà qu’aujourd’hui pour la première fois il en était privé. Bien que le cuisinier acceptât de réparer ce dommage, il fallait établir une nouvelle commande sur laquelle l’Administration du Palais devrait apposer un cachet et que l’Intendant de la Cour devrait contresigner, et sur son ordre, par le sommelier, on pourrait recevoir une nouvelle bouteille. Si quelqu’un s’entêtait à vouloir retarder l’autorisation jusqu’à la fin de l’enquête de police, alors on pouvait dire adieu au cher cognac pour un mois, ou peut-être pour plus longtemps.

Dépité, le précepteur versa au roi son petit verre d’huile de foie de morue et cinq secondes plus tôt que ne l’autorisait le règlement, il fit signe à Mathias d’aller se coucher.

 

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Notes

[1] Ceci est une affirmation (ou plutôt une recommandation) qui n’est valable que dans les familles qui pratiquent une religion monothéiste – c’est à dire qui croient en Dieu et qui croient que ce Dieu est seul et unique, ce qui était le cas des rois de Pologne dont le petit Mathias et son royaume sont le miroir dans l’imaginaire de Korczak et de ses lecteurs de l’époque, en 1923, en Pologne, un pays profondément religieux. On notera qu'en Allemagne, le Roi Mathias Ier a été traduit et publié sans cette prière, qui est unique dans l'ouvrage.

 

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07/05/2004 - Revu le : 18/05/04