Chapitre précédent - Plan - Suite
(16) Le roi Mathias Ier

 

 

Les plaintes et les lamentations commencèrent.

Le ministre des Finances déclarait qu’il n’avait plus d’argent.

Le ministre du Commerce disait que les commerçants avaient subi de grandes pertes à cause de la guerre et ne pouvaient pas payer les impôts.

Le ministre des Communications expliquait que les wagons de chemins de fer avaient transporté tellement de matériel sur le front qu’ils s’étaient détériorés, il fallait les réparer pour les remettre en état de marche, tout cela allait coûter cher.

Le ministre de l’Éducation nationale faisait savoir que les enfants, livrés à eux-mêmes pendant les hostilités, étaient devenus insupportables : les pères partis à la guerre, les mères ne pouvaient en venir à bout. Pour cette raison, les instituteurs réclamaient une augmentation de leur paye… et le remplacement des carreaux brisés.

Les champs, à cause de la guerre, n’étaient plus ensemencés et les denrées se faisaient rares.

Aussi durant une heure tous prirent la parole à leur tour.

Le premier ministre but un verre d’eau, ce qu’il faisait toujours lorsqu’il devait parler longtemps : aussi Mathias avait horreur de voir le premier ministre boire de l’eau.

— Messieurs ! Bizarre est notre séance. Si quelqu’un, ignorant ce qui s’est passé, entendait tout cela, il pourrait penser que la guerre s’est achevée malheureusement et que nous sommes battus. Et pourtant ! Nous sommes vainqueurs. Jusqu’à présent, il en était toujours ainsi, les vaincus payaient un tribut : il est juste que le vainqueur s’enrichisse. C’est juste, la guerre est gagnée par l’État qui ne lésine pas sur les canons, la poudre, la nourriture de l’armée. Nous avons dépensé plus d’argent que les autres et nous les avons vaincus.
« Notre héroïque roi Mathias a été en mesure d’apprécier que l’armée avait tout ce qu’il lui fallait.
« Mais pourquoi devrions-nous payer ? Ils nous ont provoqués, ils nous ont attaqués, nous leur avons pardonné et nous sommes trop généreux et trop bons !
« Pourquoi ne rembourseraient-ils pas les frais de la guerre ? Nous ne voulons rien de ce qui leur appartient, mais qu’ils donnent ce qui nous revient de droit !…
« L’héroïque roi Mathias se montre noble et offre la paix aux ennemis, et c’est un geste aussi raisonnable que beau ; mais la paix à titre gracieux créera des difficultés pour nos finances. Nous viendrons à bout de cette situation car nous avons de l’expérience : nous avons lu beaucoup de livres pleins de sagesse, nous sommes prudents, et nous connaissons bien des choses… Si le roi Mathias nous honorait de cette même confiance dont nous jouissions avant la guerre, s’il voulait recevoir nos conseils ».

— Monsieur le Président du Conseil des ministres ! interrompit Mathias, assez de bavardages. Il ne s’agit pas de conseils, mais en vérité, vous voulez gouverner, et moi je dois rester la poupée de porcelaine… alors ! Je dis « Tonnerre de Brest ! » Mille bombes et mitrailles ! Je ne suis pas de cet avis.

— Votre Majesté Royale !

— Assez ! Je n’approuve pas et basta !… Je suis le roi, et je resterai roi.

— Je demande la parole, s’il vous plaît, répliqua le ministre de la Justice.

— Je vous prie d’être bref.

— Conformément à la loi, additif cinq du paragraphe 777555 du livre XII — volume 814, ensemble des lois et ordonnances, à la page cinq, alinéa quatorze, nous lisons : « Si le successeur au trône n’a pas encore vingt ans achevés… »

— Monsieur le Ministre de la Justice, cela ne m’intéresse pas !

— Je comprends, Votre Majesté veut violer la loi. Je suis prêt alors à citer une autre loi qui prévoit ce cas. Il existe paragraphe 105486…

— Monsieur le Ministre de la Justice, cela ne m’intéresse pas !

— … Pour cela aussi, nous avons une loi ! « Si le roi fait peu de cas des lois contenues dans les paragraphes… »

— Voulez-vous cesser, oui ou non ? Que le choléra vous emporte.

— Il y a aussi une loi qui traite du choléra… En cas d’épidémie de choléra… Perdant patience, Mathias frappa dans ses mains, les soldats se précipitèrent dans la salle de réunions.

— Arrêtez ces Messieurs ! cria Mathias, conduisez-les à la prison !

— Ah ! Ah ! pour cela aussi il existe une loi, s’exclama le ministre réjoui. Cette façon d’agir s’appelle la dictature militaire… Oh ! Voilà déjà un acte de violence, cria-t-il quand un soldat lui secoua quelque peu les côtes avec la crosse de son fusil.

Les ministres, pâles comme la craie, furent emmenés en prison.

Le ministre de la Guerre resta en liberté, fit un salut militaire et sortit.

Un silence de mort régna dans la salle. Mathias resta seul. Les mains derrière le dos, il marcha longtemps, allant et venant. Chaque fois qu’il passait devant le miroir, il s’y regardait, et pensait :

Je ressemble un peu à Napoléon ! Que faire maintenant ? Sur la table s’amoncelait un tas de papiers. Faut-il les signer tous ? se demandait Mathias, et doit-on signer tout ce qui est proposé ? Pourquoi sur les uns a-t-on noté « Autorisé », sur les autres « Ajourné » ou bien encore « Interdit » ?

Peut-être ne fallait-il pas arrêter tous les ministres ensemble ? Peut-être en principe ne fallait-il pas le faire ? Qu’arrivera-t-il maintenant ? Et pourquoi en vérité avoir agi ainsi ? Quel mal avaient-ils vraiment commis ?

À vrai dire Mathias avait fait une sottise. Pourquoi s’était-il pressé de conclure la paix ?

Il aurait pu convoquer les ministres, il est certain que le ministre des Finances aurait parlé du tribut.

Mais comment savoir aussi que les tributs existaient. Même si c’est un usage. Pourquoi le vainqueur doit-il supporter les frais de la guerre ? Il est pourtant vrai que les autres avaient commencé en déclarant la guerre.

Va-t-il pouvoir écrire aux rois ? Ils sont trois, cela leur sera plus facile de régler les dépenses de la guerre à trois qu’à lui seul. Mais comment écrire ce genre de lettres ? Que disait donc ce ministre ? Volume… 814 ?

Combien y a-t-il de ces livres à remuer ? Mathias avait lu seulement deux recueils de fables et la biographie de Napoléon. C’était vraiment peu !

Des pensées de plus en plus sombres le tourmentaient, quand subitement, à travers la fenêtre grande ouverte, il entendit l’appel du « coucou ».

Enfin il n’était plus seul !

— Écoute Félix, qu’aurais-tu fait à ma place ?

— Moi, à la place de Votre Majesté, j’aurais continué de m’amuser dans le jardin, et je ne serais jamais allé à leurs réunions ! J’aurais fait tout ce qui m’aurait semblé bon, quant à eux qu’ils fassent ce qui leur plaît !

Mathias réfléchit et pensa que Félix était un garçon trop simple… et qu’il ne pouvait pas comprendre qu’un roi doit régner pour le bonheur de son peuple et non pas pour jouer au « chat et à la souris » ou au « jeu de paume[1]». Mais, il ne le lui dit pas.

Tant pis !

— Félix ! Tu sais, ils sont déjà en prison.

— Eh bien, qu’ils y restent ! Si telle est la volonté de Votre Majesté Royale !

— Vraiment ? Mais regarde, combien de documents à signer sont restés en panne. Si je ne signe pas, il n’y aura ni chemins de fer, ni usines, ni rien du tout !

— Alors, il faut signer ces documents !

— Non, mais patiente. Écoute-moi donc, sans eux je ne sais rien, les vieux rois eux-mêmes ne peuvent se passer de ministres.

— Alors, il n’y a qu’à les libérer.

Mathias, rempli de bonheur était prêt à sauter au cou de Félix C’était en effet très simple, mais cela ne lui était pas venu à l’idée. En réalité, aucun événement irrémédiable ne s’était passé. Il pouvait les libérer à n’importe quel moment. Mais il leur poserait des conditions.

Il leur serait interdit de donner des ordres, ils auraient l’obligation de l’écouter. Il faudrait que lui, le roi, ne soit plus forcé de voler quelque chose dans le buffet ou dans le jardin pour son ami, et qu’il ne soit plus tenu de regarder avec envie à travers la grille les jeux des autres garçons. Il voulait s’amuser.

Il demanderait aussi que son instituteur soit le brave capitaine sous les ordres duquel il avait fait toute la guerre. Enfin, exigeait-il dans tout cela quelque chose de méchant ? Il désirait seulement devenir un garçon gai comme les autres, et ne pas être martyrisé !

Félix ne pouvait rester longtemps. Il avait quelques affaires importantes à traiter en ville, il était venu seulement pour emprunter un peu d’argent, pas beaucoup, juste pour le tram, et peut être pour une cigarette ou du chocolat.

— Mais très volontiers ! tiens, Félix, dit le roi.

Et Mathias resta de nouveau seul…

Le maître des cérémonies l’évitait avec soin, le gouverneur se cachait on ne savait où ; quant aux laquais, ils passaient en silence comme des ombres.

Tout à coup, une pensée assaillit Mathias. Tous ces gens ne le considéraient-ils pas comme un tyran ?

Il en fut bouleversé.

Cela serait terrible. Mathias était le petit-fils d’Henri le Violent, lequel tuait les hommes comme des corbeaux.

— Que faire ?…. Que faire ?….

Si au moins, Félix pouvait revenir, ou n’importe qui !

Alors, silencieusement, le vieux docteur pénétra dans la pièce, et Mathias en fut profondément heureux.

— J’ai une affaire importante à communiquer à Votre Majesté, commença timidement le docteur. Je crains pourtant que Votre Majesté ne refuse.

— Suis-je un tyran ou quelque chose de ce genre ? demanda-t-il en regardant le médecin attentivement dans les yeux.

— Et pour quelle raison, tyran ? Seulement, voilà, je viens pour une affaire difficile !

— Laquelle ?

— Je voudrais demander quelques menus allégements pour les prisonniers.

— Parlez hardiment, Docteur. D’avance j’accepte tout. Je ne suis nullement fâché contre eux. Je vais même les libérer de la prison ; seulement, ils devront me promettre qu’ils ne présenteront pas trop de revendications.

— Oh ! Que voilà de véritables paroles royales ! s’exclama le docteur, tout heureux.

Et bravement, il commença l’énumération des demandes faites par les prisonniers.

Le Premier ministre demandait un oreiller, un matelas, un édredon, car il ne pouvait pas dormir sur la paille, les os lui faisaient mal…

— Et moi ? J’étais couché à même le sol, interrompit Mathias.

— Le ministre de la Santé demande une brosse à dents et un dentifrice, le ministre du Commerce du pain blanc, il ne peut pas manger le pain noir de la prison, le ministre de l’Éducation Nationale voudrait des livres pour lire, le ministre de l’Intérieur désire des cachets, car les soucis lui donnent des maux de tête.

— Et le ministre de la Justice ?

— Il ne demande rien, car il a lu dans le volume 745 du code que les ministres emprisonnés n’ont le droit de déposer des demandes en « grâce royale » qu’après un séjour de trois jours à la prison. Et ils y sont seulement depuis trois heures.

Mathias ordonna de leur envoyer du palais immédiatement de la literie et un déjeuner royal, et le soir un dîner avec du vin. Il donna l’ordre qu’on ramène chez lui le ministre de la Justice, escorté des gardes.

Lorsque le ministre de la Justice fut arrivé, Mathias le pria courtoisement de s’asseoir sur une chaise et il lui demanda :

— Cela sera-t-il conforme à la loi, si demain je vous fais sortir de prison ?

— Pas tout à fait, Majesté-Roi, mais la dictature militaire s’accorde d’une procédure accélérée.

— Alors admettons-la. Ainsi tout sera en bonne et due forme ? Monsieur, les ministres ayant été libérés peuvent-ils à leur tour m’enfermer dans la prison ?

— Ils n’en ont pas le droit, quoique, d’autre part, le volume 949 traite du côté juridique de cette question au chapitre : Coup d’état.

— Je ne comprends pas, avoua le roi Mathias. Combien faut-il de temps pour comprendre tout cela ?

— Au moins cinquante ans, répondit le ministre.

Mathias soupira. La couronne lui semblait toujours lourde, mais à présent, elle lui pesait comme si elle était un boulet de canon.

 

Avant - Plan - Suite

 

 

 

Notes

[1] Jeu ou sport longtemps réservé à la noblesse, qui consistait à se renvoyer une balle de part et d'autre d'un filet, à l'origine au moyen de la main (la paume) puis avec un instrument. Ce jeu est l'ancêtre du tennis. [Tiré du Petit Robert].

 

roi-mathias.fr | macius.fr - Association Française Janusz Korczak (AFJK)
Tous droits réservés, Paris 2004.
13/05/2004 - Revu le : 18/05/04